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VIE DE LA BIENHEUREUSE MARGUERITE-MARIE ALACOQUE TIRÉE TEXTUELLEMENT D'UN MANUSCRIT ÉCRIT PAR ELLE-MÊME D'après l'ordre du P.ROLLIN, son directeur.
I PRÉVENANCES DE JÉSUS POUR MARGUERITE DURANT SES PREMIÈRES ANNÉES.
VIVE
JÉSUS!
C'est
donc pour l'amour de vous seul, ô mon Dieu, que je me soumets
d'écrire ceci, par obéissance, en vous demandant pardon de la
résistance que j'y ai faite. Mais comme il n'y a que vous qui
connaissiez la grandeur de la répugnance que j'y sens, aussi n'y
a-t- il [que] vous seul qui me puissiez donner la force de la
surmonter, ayant reçu cette obéissance comme de votre part, voulant
punir par là le trop de joie et de précaution que j'avais prise
pour suivre la grande inclination que j'ai toujours eue de
m'ensevelir dans un éternel oubli des créatures ; et une fois,
après avoir tiré des promesses des personnes que je croyais y
pouvoir contribuer, et brûlé les écrits que j'avais faits par
obéissance, c'est à-dire, ceux qu'on m'avait laissés, cette
ordonnance m'a été faite. O mon souverain Bien ! que je n'écrive
rien que pour votre plus grande gloire, et ma plus grande confusion.
O
mon unique Amour ! combien vous suis-[je] redevable de m'avoir
prévenue dès ma plus tendre jeunesse, en vous rendant le maître et
le possesseur de mon cœur, quoique vous connussiez bien les
résistances qu'il vous ferait! Aussitôt que je me sus connaître,
vous fîtes voir à mon âme la laideur du péché, qui en imprima
tant d'horreur dans mon cœur que la moindre tache m'était un
tourment insupportable ; et pour m'arrêter dans la vivacité de mon
enfance l'on n'avait qu'à me dire que c'était offenser Dieu : cela
m'arrêtait tout court, et me retirait de ce que j'avais envie de
faire.
Et
sans savoir ce que c'était, je me sentais continuellement pressée
de dire ces paroles ; « O mon Dieu, je vous consacre ma pureté et
je vous fais vœu de perpétuelle chasteté. » Je les dis, une fois,
entre les deux élévations de la Sainte Messe, que, pour
l'ordinaire, j'entendais les genoux nus, quelque froid qu'il fît. Je
ne comprenais point ce que j'avais fait, ni que voulait dire ce mot
de vœu, non plus que celui de chasteté. Toute mon inclination
n'était que de me cacher dans quelque bois, et rien ne m'empêchait,
que la crainte de trouver des hommes.
La
très Sainte Vierge a toujours pris un très grand soin de moi, qui
avais [en elle] mon recours en tous mes besoins ; et elle m'a retirée
de très grands périls. Je n'osais point du tout m'adresser à son
divin Fils, mais toujours à elle, à laquelle je présentais la
petite couronne du Rosaire, les genoux nus en terre, ou en faisant
autant de génuflexions en baisant la terre, que d'Ave Maria.
Je
perdis mon père fort jeune, et comme j'étais unique de fille, et
que ma mère s'étant chargée de la tutelle de ses enfants, qui
étaient au nombre de cinq, demeurait très peu au logis, par ce
moyen j'ai été élevée jusqu'à l'âge d'environ huit ans et demi
sans autre éducation que des domestiques et villageois.
On
me mit dans une maison religieuse, où on me fit communier que
j'avais environ neuf ans, et cette communion répandit tant
d'amertume pour moi sur tous les petits plaisirs et divertissements,
que je n'en pouvais plus goûter aucun, encore que je les cherchais
avec empressement; mais lors même que j'en voulais prendre avec mes
compagnes, je sentais toujours quelque chose qui me tirait et
m'appelait en quelque petit coin, et ne me donnait point de repos que
je ne l'eusse suivi ; et puis, il me faisait mettre en prières, mais
presque toujours prosternée, ou les genoux nus, ou faisant des
génuflexions, pourvu que je ne fusse pas vue, mais ce m'était un
étrange tourment lorsque j'étais rencontrée.
J'avais
grande envie de faire tout ce que je voyais faire aux religieuses,
les regardant toutes comme des saintes, pensant que, si j'étais
religieuse, je la deviendrais comme elles ; cela m'en fit prendre une
si grande envie, que je ne respirais que pour cela, quoique je ne les
trouvasse pas assez retirées pour moi ; et n'en connaissant point
d'autres, je pensais qu'il fallait demeurer là.
Mais
je tombai dans un état de maladie si pitoyable que je fus environ
quatre ans sans pouvoir marcher. Les os me perçaient la peau de tous
côtés ; ce qui fut la cause qu'on ne me laissa que deux ans dans ce
couvent, et on ne put jamais trouver aucun remède à mes maux, que
de me vouer à la Sainte [Vierge], lui promettant que, si elle me
guérissait, je serais un jour une de ses filles. Je n'eus pas plutôt
fait ce vœu, que je reçus la guérison, avec une nouvelle
protection de la très sainte Vierge, laquelle se rendit tellement
maîtresse de mon cœur, qu'en me regardant comme sienne, elle me
gouvernait comme lui étant dédiée., me reprenant de mes fautes, et
m'enseignant à faire la volonté de mon Dieu ; et il m'arriva une
fois que m'étant assise en disant notre rosaire, elle se présenta
devant moi, et me fit cette réprimande qui ne s'est jamais effacée
de mon esprit, quoique je fusse encore bien jeune : « Je m'étonne,
ma fille, que tu me serves si négligemment! » Ces paroles
laissèrent une telle impression dans mon âme, qu'elles m'ont servi
toute ma vie.
Ayant
recouvré la santé, je ne pensai plus qu'à chercher du plaisir dans
la jouissance de ma liberté, sans me soucier beaucoup d'accomplir ma
promesse. Mais, ô mon Dieu ! je ne pensais pas alors, ce que vous
m'avez fait connaître et expérimenter depuis, qui est que votre
Sacré-Cœur, m'ayant enfantée sur le Calvaire, avec tant de
douleur, la vie que vous m'y aviez donnée ne pouvait s'entretenir
que par l'aliment de la Croix, laquelle serait mon mets délicieux.
Voici comment : sitôt que je commençai à respirer l'air de la
santé, je me portai à la vanité et à l'affection des créatures,
me flattant que la tendresse que ma mère et mes frères avaient pour
moi, me mettait en liberté de prendre mes petits divertissements, en
me donnant, du bon temps autant que je voudrais. Mais vous me fîtes
bien voir, ô mon Dieu, que j'étais bien éloignée de mon compte,
lequel javais fait suivant mon inclination, naturellement portée au
plaisir, mais non selon vos desseins, qui se trouvèrent bien
éloignés des miens.
Ma
mère s'était dépouillée de son autorité dans sa maison pour la
remettre à quelqu'autres qui s'en prévalurent de telle manière,
que jamais elle, ni moi, ne fûmes en si grande captivité; non que
je veuille blâmer ces personnes en ce que je vais dire, ni croire
qu'elles fissent mal en me faisant souffrir (mon Dieu ne me
permettait pas cette pensée), mais seulement de les regarder comme
instruments dont il se servait pour accomplir sa sainte volonté.
Nous n'avions donc plus aucun pouvoir dans la maison et n'osions rien
faire sans permission. C'était une continuelle guerre, et tout était
fermé sous la clef, en telle sorte, que, souvent je ne me trouvais
pas même de quoi m'habiller pour aller à la sainte Messe, [à
moins] que je n'empruntasse coiffe et habits. Ce fut pour lors que je
commençai à sentir ma captivité, à laquelle je m'enfonçai si
avant, que je ne faisais rien et ne sortais point sans l'agrément de
trois personnes.
Ce
fut dès lors que toutes mes affections se tournèrent à chercher
tout. mon plaisir et consolation dans le Très Saint-Sacrement de
l'Autel. Mais me trouvant dans un village éloigné de l'église, je
n'y pouvais aller, qu'avec l'agrément de ces personnes; et il se
trouvait que quand l'une le voulait, l'autre ne l'agréait pas; et
souvent lorsque j'en témoignais ma douleur par mes larmes, l'on me
reprochait que c'était que j'avais donné quelque rendez-vous à
quelques garçons et qu'il m'était bien sensible de ne les pouvoir
aller trouver, sous le prétexte de vouloir aller à la sainte Messe
ou bénédiction du Très Saint Sacrement. Et moi qui me sentais dans
mon cœur une si grande horreur de tout cela, que j'aurais plutôt
consenti à voir déchirer mon corps en mille pièces que d'avoir
telle pensée! C'était pour lors que, ne sachant où me réfugier,
sinon dans quelque coin de jardin, ou d'étable, ou autre lieu
secret, où il me fût permis de me mettre à genoux pour répandre
mon cœur par mes larmes devant mon Dieu, par l'entremise de la très
Sainte Vierge, ma bonne Mère, à laquelle j'avais mis toute ma
confiance, je demeurais là des journées entières, sans boire ni
manger. Mais cela était ordinaire, et quelquefois quelques pauvres
gens du village me donnaient, par compassion, un peu de lait ou de
fruits sur le soir. Et puis, lorsque je retournais au logis, c'était
avec une si grande crainte et tremblement, qu'il me semblait être
une pauvre criminelle qui venait recevoir sa sentence de condamnation
; et je me serais estimée plus heureuse d'aller mendier mon pain,
que de vivre comme cela, car souvent je n'en osais prendre sur la
table. Car du moment que j'entrais à la maison, la batterie
recommençait plus fort, sur ce que je n'avais pas pris soin du
ménage et des enfants de ces chères bienfaitrices de mon âme; et
sans qu'il me fût loisible de dire un seul mot, je me mettais à
travailler avec les domestiques. Ensuite de quoi, je passais les
nuits comme j'avais passé le jour, à verser des larmes, au pied de
mon crucifix, lequel me fit voir, sans que j'y comprisse rien, qu'il
voulait se rendre le maître absolu de mon cœur, et qu'il voulait me
rendre en tout conforme à sa vie souffrante ; que c'était pourquoi
il voulait se rendre mon maître, en se rendant présent à mon âme,
pour me faire agir comme il agissait parmi ses cruelles souffrances,
qu'il me faisait voir avoir souffert pour mon amour.
Et
dès lors mon âme en demeura si pénétrée, que j'aurais désiré
que mes peines n'eussent pas cessé d'un moment. Car depuis il
m'était toujours présent sous la figure du crucifix ou d'un Ecce
homo portant sa croix; ce qui imprimait en moi tant de compassion
et d'amour des souffrances , que toutes mes peines me devinrent
légères en comparaison du désir que je sentais d'en souffrir pour
me conformer à mon Jésus souffrant. Et je m'affligeais de voir que
ces mains qui se levaient quelquefois pour me frapper, étaient
retenues, et ne déchargeaient pas sur moi toute leur rigueur. Je me
sentais continuellement pressée de rendre toutes sortes de services
et bons offices, à ces véritables amis de mon âme, qui se serait
sacrifiée de bon cœur pour eux ; n'ayant de plus grand plaisir que
de leur faire du bien et en dire tout celui que je pouvais. Mais ce
n'était pas moi qui faisais tout ce que j'écris et écrirai bien
malgré moi, mais c'est mon souverain Maître, qui s'était emparé
de ma volonté et ne me permettait pas même de former aucune
plainte, murmure ou ressentiment contre ces personnes ; ni même [de]
souffrir qu'on me plaignit et portât compassion, disant qu'il en
avait usé ainsi, et qu'il voulait que, lorsque je ne pourrais
empêcher que l'on m'en parlât [je] leur donnasse tout le bon droit
et à moi tout le tort, disant, comme c'est la vérité,que mes
péchés en méritaient bien d'autres.
Mais
dans l'extrême violence qu'il me faut faire en écrivant ceci, que
j'avais toujours tenu caché avec tant de soin et de précaution pour
l'avenir, tâchant même de n'en conserver aucune idée dans ma
mémoire, afin de tout laisser dans celle de mon bon Maître, je
[lui] fis mes plaintes dans la grande répugnance que je sens; mais
il m'a fait entendre et dit : « Poursuis, ma fille, poursuis, il
n'en sera ni plus ni moins pour toutes
tes répugnances; il faut que ma volonté s'accomplisse. » — «
Mais, hélas! mon Dieu, comment me souvenir de ce qui s'est passé
depuis plus d'environ vingt-cinq ans?» - « Ne sais-tu pas » que je
suis la mémoire éternelle de mon Père céleste qui ne s'oublie
jamais de rien, et dans laquelle le passé et le futur sont comme le
présent ? Ecris donc sans crainte tout, suivant que je te
dicterai, te promettant d'y répandre l'onction de ma grâce, afin
que j'en sois glorifié.»
«
Premièrement, je veux cela de toi pour te faire voir que je me joue,
en rendant inutiles toutes les précautions que je t'ai laissé
prendre pour cacher la profusion des grâces dont j'ai pris
plaisir d'enrichir une aussi pauvre et chétive créature que toi,
qui n'en dois jamais perdre le souvenir, pour m'en rendre de
continuelles actions de grâces.»
«
En second lieu, pour t'apprendre que tu ne te dois point t'approprier
ces grâces, ni être chiche de les distribuer aux autres, puisque je
me suis voulu servir de ton cœur comme d'un canal pour les répandre
selon mes desseins dans les âmes, dont plusieurs seront retirées
par ce moyen de l'abîme de perdition, comme je te le ferai voir dans
la suite.»
«
Et en troisième lieu, pour faire voir que je suis la Vérité
éternelle, qui ne peut mentir, je suis fidèle à mes promesses, et
que les grâces que je t'ai faites peuvent souffrir toutes sortes
d'examens et d'épreuves. » Après ces paroles, je me suis sentie
tellement fortifiée, que malgré la grande [peine] que je sens que
cet écrit ne soit vu, je suis résolue de poursuivre, quoi qu'il
m'en coûte, pour accomplir la volonté de mon souverain Maître.
La
plus rude de mes croix était de ne pouvoir adoucir celles de ma
mère, qui m'étaient cent fois plus dures à supporter que les
miennes, quoique je ne lui donnais pas la consolation de m'en dire un
mot, crainte que nous n'offensassions Dieu en prenant plaisir à
parler de nos peines. Mais c'était dans ses maladies où ma
souffrance était extrême; car, étant tout abandonnée à mes
petits soins et services, elle souffrait beaucoup ; d'autant que tout
se trouvait quelquefois fermé à clef, il me fallait aller mendier
jusqu'aux œufs et autres choses nécessaires aux malades. Ce n'était
pas un petit tourment à mon nature timide, encore chez des
villageois qui m'en disaient souvent plus que je n'aurais voulu. Et
dans un mortel hérésipèle qu'elle eut à la tête, d'une grosseur,
rougeur et dureté épouvantables, où l'on se contenta de lui faire
faire une saignée par un petit chirurgien de village qui passait,
lequel me dit qu'à moins que d'un miracle elle n'en pouvait revenir
; sans que personne s'en affligeât, ni [se] mît en peine que moi,
qui ne savais où recourir, ni à qui m'adresser, sinon à mon asile
ordinaire, la très Sainte Vierge et mon souverain Maître.
[Dans]
les angoisses où j'étais continuellement plongée, ne recevant
parmi tout cela que des moqueries, injures et accusations, je ne
savais où me réfugier. Etant donc allée à la messe le jour de la
Circoncision [de] Notre Seigneur, pour lui demander d'être lui-même
le médecin, et le remède de ma pauvre mère, et de m'enseigner ce
que je devais faire, il [le] fit avec tant de miséricorde, qu'étant
de retour, je trouvai sa joue crevée, avec une plaie large d'environ
la paume de la main, qui jetait une puanteur insupportable et
personne n'en voulait approcher. Je ne savais point panser les plaies
et même ne les pouvais voir, ni toucher auparavant celle-ci, pour
laquelle je n'avais autre onguent, que ceux de la divine Providence;
j'y coupai tous les jours beaucoup de chair pourrie. Je me sentais
tant de courage et de confiance en la bonté de mon Souverain qui
semblait être toujours présent, qu'enfin elle fut guérie dans peu
de jours, contre toute apparence humaine.
Et
pendant tout le temps de ses maladies, je ne me couchais et ne
dormais presque point; et ne prenais presque point de nourriture
passant souvent des nuits sans manger. Mais mon divin [Maître] me
consolait et substantait d'une parfaite conformité à sa très
sainte volonté, ne me prenant qu'à lui de tout ce qui m'arrivait,
lui disant : « O mon souverain » Maître ! si vous ne le vouliez,
cela n'arriverait pas ; mais je [vous ] rends grâces de quoi vous le
permettez pour me rendre conforme à vous.»
Parmi
tout cela, je me sentais si fortement attirée à l'oraison, que cela
me faisait beaucoup souffrir; de ne savoir, ni pouvoir apprendre
comme il la fallait faire, n'ayant aucune conversation des personnes
spirituelles ; et je n'en savais autre chose que ce mot d'oraison,
qui ravissait mon coeur. Et m'étant adressée à mon Souverain
Maître, il m'apprit comme il voulait que je la fisse ; ce qui m'a
servi toute ma vie. Il me faisait prosterner humblement devant lui,
pour lui demander pardon de tout [ce] en quoi je l'avais offensé, et
puis après l'avoir adoré, je lui offrais mon oraison, sans savoir
comme il m'y fallait prendre. Ensuite il se présentait lui-même à
moi dans le mystère où il voulait que je le considérasse ; et il
appliquait si fort mon esprit en tenant mon âme et toutes mes
puissances englouties dans lui-même, que je ne sentais point de
distractions, mais mon cœur se sentait consommé du désir de
l'aimer, et cela me donnait un désir insatiable de la sainte
communion et de souffrir. Mais je ne savais comme faire. Je n'avais
pas de temps que celui de la nuit ; j'en prenais ce que je pouvais et
quoique cette occupation me fût plus délicieuse que je ne le peux
exprimer, je ne la prenais pas pour une oraison, et me sentais
continuellement persécutée de la faire; lui promettant qu'aussitôt
qu'il me l'aurait apprise, j'y emploierais tout le temps que je
pourrais. Néanmoins, sa bonté me tenait si fort dans l'occupation
que je viens de dire, qu'elle me dégoûta des prières vocales ;
lesquelles je ne pouvais faire devant le Saint Sacrement, où je me
sentais tellement tout appliquée, que jamais je ne m'y ennuyais. Et
j'y aurais passé des jours et des nuits entières, sans boire ni
manger, sans savoir ce que je faisais, sinon de me consommer en sa
présence comme un cierge ardent, pour lui rendre amour pour amour.
Et je ne pouvais demeurer au bas de l'église, et quelque confusion
que j'en sentisse dans moi-même, je ne laissais pas de me mettre
tout le plus proche que je pouvais du Très Saint Sacrement. Je
n'estimais heureuses et ne portais envie qu'à celles qui pouvaient
communier souvent, et qui avaient la liberté de pouvoir demeurer
devant le Très-Saint Sacrement, bien qu'il soit vrai que j'y
employais très mal mon temps, et que je crois que je ne faisais que
le déshonorer. Je tâchais de gagner l'amitié des personnes dont
j'ai parlé ci-dessus, afin d'obtenir quelques moments pour le Saint
Sacrement. Il arrivait en punition de mes péchés, [que] je ne
pouvais point dormir les veilles de Noël, et le curé de [la]
paroisse criant tout haut à son prône que ceux qui n'auraient pas
dormi ne devaient point communier qu'ils ne l'eussent fait, et moi ne
le pouvant, je n'osais pas communier. Ainsi ce jour de réjouissance
m'en était un de larmes, lesquelles me servaient de nourriture et de
tout plaisir. Mais aussi avais-je commis de grands crimes ! Car une
fois dans un temps .de carnaval, étant avec d'autres filles, je me
déguisai par vaine complaisance, ce qui m'a été un sujet de
douleur et de larmes pendant toute ma vie; aussi bien que la faute
que je commettais, en prenant des ajustements de vanité, par ce même
motif de vaine complaisance aux personnes citées ci-dessus,
lesquelles Dieu a fait servir d'instruments à sa divine justice,
pour se venger des injures que je lui ai faites par mes péchés ;
bien que ce fussent [des] personnes vertueuses, lesquelles ne
pensaient point faire de mal en tout ce qui s'est passé à notre
égard ; et je croyais de même qu'elles n'en faisaient point,
puisque c'était mon Dieu qui le voulait ainsi, et je ne leur en
savais point mauvais gré.
-
Mais, hélas ! mon Seigneur, ayez pitié de ma faiblesse, dans
l'extrême douleur et confusion que vous imprimez si vivement en moi,
en écrivant ceci, de vous avoir si longtemps résisté à le faire.
Soutenez-moi., mon Dieu, afin que je ne succombe sous la rigueur de
ces justes reproches. Non, je proteste, moyennant votre grâce, de ne
jamais résister quand il devrait m'en coûter la vie et m'attirer
tous les mépris des créatures et armer contre moi toutes les
fureurs de l'enfer pour vous venger de mes résistances, dont je vous
demande pardon et la force d'achever ce [que] vous désirez de moi,
quelque répugnance que mon amour-propre m'y fasse sentir.
II COMBATS ET TRIOMPHES POUR ENTRER EN RELIGION.
Pour
donc poursuivre, à mesure que je croissais, mes croix
s'augmentaient. Le diable suscitait plusieurs bons partis pour le
monde, à me rechercher, pour me faire manquer au vœu que
j'avais fait. Cela attirait beaucoup de compagnie, qu'il me fallait
voir, ce qui ne m'était pas un petit supplice. Car d'un côté, mes
parents et surtout ma mère, me pressait pour cela, pleurant sans
cesse en me disant qu'elle n'avait plus d'espérance qu'en moi pour
sortir de sa misère, par la consolation qu'elle aurait de se retirer
avec moi sitôt que je serais logée dans le monde. Et d'autre part,
Dieu poursuivait si vivement mon cœur, qu'il ne me donnait point de
trêve; car j'avais toujours mon vœu devant les yeux, auquel si je
venais à manquer, je serais punie de tourments effroyables. Le démon
se servait de la tendresse et amitié que j'avais pour ma mère, me
représentant sans cesse les larmes qu'elle versait, et que, si je
venais à me faire religieuse, je serais cause qu'elle mourrait
d'affliction, et que j'en répondrais à Dieu, car elle était toute
abandonnée à mes soins et services. Ceci me causait un tourment
insupportable; car je l'aimais si tendrement, et elle, moi, que nous
ne pouvions vivre sans nous voir. D'autre part, le désir d'être
religieuse me persécutait sans cesse, et l'Horreur que j'avais de
l'impureté. Tout cela me faisait souffrir un martyre, je n'avais
point de repos et je me fondais en larmes. N'ayant personne à qui me
découvrir, je ne savais quel parti prendre. Enfin la tendre amitié
de ma bonne mère commença à prendre le dessus, pensant que n'étant
qu'une enfant quand je fis ce vœu, l'on m'en pourrait bien
dispenser, ne comprenant pas, en le faisant, ce que c'était. De
plus, je craignais fort d'engager ma liberté, me disant que je ne
pourrais plus faire de jeûnes, d'aumônes et de disciplines comme je
voudrais; que la vie religieuse demandait une si grande sainteté de
ceux qui s'y engageaient, qu'il me serait impossible d'y atteindre
jamais, et que je m'y damnerais.
[Je]
commençai donc à voir le monde et à me parer pour lui plaire,
cherchant à me divertir le plus que je pouvais. Mais vous, mon Dieu,
seul témoin de la grandeur et longueur de cet effroyable combat que
je souffrais au dedans de moi-même, et auquel j'aurais mille et
mille fois succombé sans un soutien extraordinaire de votre
miséricordieuse bonté, qui avait bien d'autres desseins que ceux
que je projetais dans mon cœur, vous [me] fîtes bien connaître en
ce rencontre, aussi bien qu'en plusieurs autres, qu'il lui serait
bien dur et difficile de regimber contre le puissant aiguillon de
votre amour, quoique ma malice et mon infidélité me fît employer
toutes mes forces et industries pour lui résister et éteindre en
moi tous ses mouvements. Mais en vain ; car au milieu des compagnies
et divertissements, il me lançait des flèches si ardentes, qu'elles
perçaient et consommaient mon cœur de toutes parts ; et la douleur
que je sentais me rendait toute interdite. Et cela n'étant pas
encore assez, pour un cœur aussi ingrat que le mien, pour lui faire
quitter prise, je me sentais comme liée et tirée à force de
cordes, si fortement, qu'enfin j'étais contrainte de suivre celui
qui m'appelait en quelque lieu secret, et il me faisait de sévères
réprimandes; car il était jaloux de mon misérable cœur, qui
souffrait des persécutions épouvantables. Et après lui avoir
demandé pardon, la face prosternée contre terre, il me faisait
prendre une rude et longue discipline; et puis, je retournais, tout
comme devant, dans mes résistances et vanités. Et puis le soir,
quand je quittais ces maudites livrées de Satan, je veux dire ces
vains ajustements, instruments de sa malice, mon souverain Maître se
présentait à moi, comme il était en sa flagellation, tout
défiguré, me faisant des reproches étranges : que c'était ma
vanité qui l'avait réduit en cet état, et que je perdais un temps
si précieux et dont il me demanderait un compte rigoureux à l'heure
delà mort, que je le trahissais et persécutais, après qu'il
m'avait donné tant de preuves de son amour, et du désir qu'il avait
que je me rendisse conforme à lui. Tout cela s'imprimait si
fortement en moi et faisait de si douloureuses plaies dans mon cœur,
que je pleurais amèrement, et il me serait bien difficile d'exprimer
tout ce que je souffrais et ce qui se passait en moi.
Ne
sachant ce que c'était que la vie spirituelle, pour n'en avoir été
instruite, ni ouï parler, [je] n'en savais que ce que mon Maître
m'enseignait et me faisait faire avec son amoureuse violence. Pour me
venger, en quelque façon, sur moi des injures que je lui faisais, et
reprendre cette ressemblance et conformité avec lui, en soulageant
la douleur qui me pressait, je liais ce misérable corps criminel de
cordes avec des nœuds et le serrais si fort, qu'à peine pouvait-il
respirer et manger. [Je] laissais si longtemps ces cordes, qu'elles
étaient comme tout enfoncées dans la chair, laquelle venant à
croître dessus, je ne pouvais les arracher qu'avec de grandes
violences et cruelles douleurs ; et de même [quant] aux petites
chaînettes dont je me serrais les bras, lesquelles emportaient la
pièce en sortant. Et puis je couchais sur un ais ou sur des bâtons
avec des nœuds pointus, dont je faisais mon lit de repos ; et puis
je prenais la discipline, tâchant de chercher quelque remède à mes
combats et douleurs que je souffrais au-dedans de moi-même, au
regard desquelles tout ce que je pouvais souffrir au dehors (bien que
toutes les humiliations et contradictions dont j'ai parlé ci-devant,
fussent toujours continuelles et s'augmentassent plutôt que de
diminuer), tout cela, dis-je, ne me semblait qu'un rafraîchissement
auprès de mes peines intérieures, lesquelles je me faisais tant de
violence pour les porter en silence et les tenir cachées, comme mon
bon Maître me l'enseignait, qu'il n'en paraissait rien au dehors,
sinon que l'on me voyait pâlir et dessécher.
Les
craintes où j'étais d'offenser mon Dieu me tourmentaient encore
plus que tout le reste, car il me semblait mes péchés être
continuels ; et [ils] me paraissaient si grands, que je m'étonnais
comme l'enfer ne s'ouvrait pas sous mes pieds pour ensevelir une si
misérable pécheresse. J'aurais voulu me confesser tous les jours et
cependant je ne [le] pouvais que rarement. J'estimais comme saints
ceux qui demeuraient beaucoup en confession, pensant qu'ils n'étaient
pas comme moi qui ne savais pas m'accuser de mes fautes. Cela me
faisait verser beaucoup de larmes.
Ayant
passé plusieurs années parmi toutes ces peines et combats et
beaucoup d'autres souffrances, sans autre consolation que mon
Seigneur Jésus-Christ, qui s'était rendu mon maître et mon
gouverneur, le désir de la vie religieuse se ranima si ardemment
dans mon cœur, que je me résolus de l'être à quelque prix que ce
fût. Mais, hélas ! cela ne se put encore .accomplir de plus de
quatre ou cinq ans après, pendant lequel temps mes peines et combats
redoublèrent de toutes parts, et je tâchais de redoubler mes
pénitences, selon que mon divin Maître me le permettait.
Car
il changea bien de conduite, me faisant voir la beauté des vertus,
surtout des trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance, me
disant qu'en les pratiquant l'on devient saint, et il me disait cela,
parce qu'en le priant je lui demandais de me faire sainte.
Et
comme je ne lisais guère d'autres livres que la Vie des Saints,
je me disais en l'ouvrant : il m'en faut choisir une bien aisée à
imiter, afin que je puisse faire comme elle a fait, pour devenir
sainte comme elle; mais ce qui me désolait, c'était de voir que
j'offensais tant mon Dieu, et je pensais que les saints ne l'avaient
pas offensé comme moi, ou que, du moins, si quelques [-uns]
l'avaient fait, ils avaient ensuite toujours été dans la pénitence
; ce qui me donnait de grandes envies d'en faire ; mais mon divin
Maître imprimait en moi une si grande crainte de suivre ma propre
Volonté, que je pensais dès lors, que, quoique je puisse faire, il
ne l'agréerait que lorsque je le ferais par amour et par obéissance.
Cela me mit dans de grands désirs de l'aimer et de faire toutes mes
actions par obéissance. Je ne savais comme il fallait pratiquer ni
l'un ni l'autre; et je pensais que c'était un crime de dire que
j'aimais [Dieu], parce que je voyais mes œuvres démentir mes
paroles. Je lui [demandais] de m'apprendre, et de me faire faire ce
qu'il voulait que je fisse pour lui plaire et l'aimer, ce qu'il fit
en cette manière :
Il
me donna un si tendre amour pour les pauvres que j'aurais souhaité
n'avoir plus d'autres conversations [que la leur]; et il imprimait en
moi une si tendre compassion de leurs misères, que, s'il avait été
en mon pouvoir, je ne me serais rien laissé ; et lorsque j'avais de
l'argent, je le donnais à de petits pauvres pour les engager de
venir vers moi, pour apprendre leur catéchisme et à prier Dieu. Et
cela faisait qu'ils me suivaient ; et quelquefois il y en avait tant,
que je ne savais où les mettre l'hiver, sinon dans une grande
chambre d'où l'on nous chassait quelquefois. Cela me causait
beaucoup de mortifications, car je ne voulais pas que l'on [vît rien
de ce que je faisais ; et l'on pensait que je donnais aux pauvres
tout ce que je pouvais attraper, mais je ne l'aurais pas osé faire,
crainte de dérober, et je ne donnais plus que ce qui était à moi;
encore ne l'osais-je plus faire sans obéissance, ce qui m'obligeait
de caresser ma mère, afin qu'elle me permit de donner ce que j'avais
; et comme elle m'aimait beaucoup, elle m'accordait assez facilement.
Lorsqu'elle me refusait, je demeurais en paix, et après un [peu] de
temps, je retournais l'importuner ; car je ne pouvais plus rien faire
sans permission, et non-seulement de ma mère, mais je
m'assujettissais à ceux avec lesquels je demeurais, ce qui m'était
un continuel supplice. Mais je pensais qu'il me fallait soumettre à
tous ceux à qui j'avais plus de répugnance, et leur obéir, pour
essayer si je pouvais être religieuse. Toutes ces permissions que
j'allais continuellement demander m'attiraient de grands rebuts et
captivité, car cela donna une si grande autorité sur moi, qu'il ne
pouvait y avoir de religieuse plus captive ; mais l'ardent désir que
je sentais d'aimer Dieu, me faisait surmonter toutes les difficultés,
et me rendait attentive à faire tout ce qui contrariait le plus mes
inclinations et à quoi je sentais le plus de répugnance et je m'en
sentais tellement pressée que je m'en confessais lorsque j'avais
manqué de suivre ces mouvements.
Je
me sentais une extrême répugnance de voir des plaies, mais il
fallut d'abord me mettre à les panser et baiser pour me vaincre, et
je ne savais comme il m'y fallait prendre. Mais mon divin Maître
savait si bien suppléer à toutes mes ignorances, qu'elles se
trouvaient guéries en peu de temps, sans autre onguent que ceux de
sa Providence, encore que ces plaies fussent très dangereuses; mais
j'avais plus de confiance en sa bonté qu'aux remèdes extérieurs.
J'étais
naturellement portée à l'amour des plaisirs et divertissements. Je
n'en pouvais plus goûter aucun, encore que souvent je faisais ce que
je pouvais pour en chercher; mais cette douloureuse figure qui se
présentait à moi, comme de mon Sauveur qui venait d'être flagellé,
m'empêchait bien d'en prendre; car il me faisait ce reproche qui me
perçait jusqu'au cœur : «Voudrais-tu bien prendre ce plaisir? Et
moi qui n'en ai jamais pris aucun et me suis livré à toutes sortes
d'amertumes, pour ton amour et pour gagner ton cœur! Et cependant tu
voudrais encore me le disputer! » Tout cela faisait de grandes
impressions en mon âme, mais j'avoue de bonne foi que je ne
comprenais rien à tout cela, tant j'avais l'esprit grossier et peu
spirituel, et que je ne faisais aucun bien que parce qu'il m'y
pressait si fort, que je n'y pouvais résister; ce qui m'est un grand
sujet de confusion dans tout ce que j'écris ici, où je voudrais
pouvoir faire connaître combien je suis digne du plus rigoureux
châtiment éternel, par mes continuelles résistances à Dieu et
oppositions à ses grâces, et faire voir aussi la grandeur de ses
miséricordes : car il semblait qu'il avait entrepris de me
poursuivre et d'opposer continuellement sa bonté à ma malice, et
son amour à mes ingratitudes, qui ont fait toute ma vie le sujet de
ma plus vive douleur; de quoi je ne savais pas reconnaître mon
souverain libérateur, qui avait pris un soin si amoureux de moi, dès
le berceau, et me l'a toujours continué.
Et
comme une fois j'étais dans un abîme d'étonnement de ce que tant
de défauts et d'infidélités que je voyais en moi n'étaient pas
capables de le rebuter, il me fit cette réponse: « C'est que j'ai
envie de te faire comme un composé de mon amour et de mes
miséricordes. » Et une autre fois il me dit : « Je t'ai choisie
pour mon épouse et nous nous sommes promis la fidélité, lorsque tu
m'as fait vœu de chasteté. C'est moi qui te pressais de le faire,
avant que le monde eût aucune part dans ton cœur; car je le voulais
tout pur et sans être souillé des affections terrestres, et pour me
le conserver comme cela, j'ôtais toute la malice de ta volonté,
afin qu'elle ne le pût corrompre. Et puis je te mis en dépôt aux
soins de ma sainte Mère afin qu'elle te façonnât suivant mes
desseins, » Aussi m'a-t.elle servi d'une bonne mère et ne m'a
jamais refusé son secours. J'y avais tout mon recours, dans mes
peines et besoins, et avec tant de confiance qu'il me semblait
n'avoir rien à craindre sous sa protection maternelle. Aussi je lui
[fis] vœu en ce temps là de jeûner tous les samedis et de lui dire
l'office de son Immaculée Conception quand je saurais lire, et [de
faire ] sept génuflexions tous les jours de ma vie, avec sept Ave
Maria, pour honorer ses sept douleurs et me mis pour être toujours
son esclave, lui demandant de ne pas me refuser cette qualité. Comme
une enfant, je lui parlais simplement, tout comme à ma bonne Mère,
pour laquelle je me sentais dès lors un amour vraiment' tendre. Mais
elle me reprit sévèrement, lorsqu'elle me vit derechef prête à
succomber au terrible combat que je sentais dans moi. Car, ne pouvant
plus résister aux persécutions que mes parents me faisaient et
[aux] larmes d'une mère que je chérissais si tendrement, me disant
qu'[ une] fille doit prendre parti à vingt ans, je commençai à
donner dans [ces] sentiments.
Car
Satan me disait continuellement : « Pauvre misérable, que penses-tu
en voulant être religieuse? Tu vas te rendre la risée de tout le
monde, car jamais tu n'y persévéreras ; et quelle confusion de
quitter un habit de religieuse et sortir d'un couvent! Où pourras-tu
te cacher après cela? » Je me fondais en larmes parmi tout cela,
car j'avais une horreur pour les hommes, épouvantable, et ne
[savais] plus à quoi me résoudre; mais mon divin [Maître], qui
tenait toujours mon vœu devant ses yeux, eut enfin pitié de moi.
Et
une fois, après la communion, si je ne me trompe, il me fit voir
qu'il était le plus beau, le plus riche, le plus puissant, le plus
parfait et accompli de tous les amants; et que, lui étant promise
depuis tant d'années, d'où venait donc que je voulais tout rompre
avec [lui] pour en prendre un autre : «Oh! Apprends que si tu me
fais ce mépris, je t'abandonne pour jamais; mais si tu m'es fidèle,
je ne te quitterai point et me rendrai ta victoire contre tous tes
ennemis. J'excuse ton ignorance, parce que tu ne me connais pas
encore; mais si tu m'es fidèle et me suis, je t'apprendrai à me
connaître et me manifesterai à toi. » En me disant cela, il
imprimait un si grand calme dans mon intérieur, et mon âme se
trouva dans une si grande paix, que je me déterminai dès lors de
mourir plutôt que de changer. Il me semblait alors que mes liens
étaient rompus, et que je [n'avais] plus rien à craindre, pensant
que quand la vie religieuse serait un [purgatoire] il me serait plus
doux de m'y purifier le reste de ma vie, que de me voir précipitée
dans l'enfer que j'avais tant de fois mérité par mes grands péchés
et résistances.
M'étant
donc déterminée pour la vie religieuse, ce divin Epoux de mon âme,
crainte que je ne lui échappasse encore, me demanda de consentir
qu'il s'emparât et se rendit le maître de ma liberté, parce que
j'étais faible.
Je
ne fis point de difficultés à son consentement, et dès lors il
s'empara si fortement de ma liberté que je n'en ai plus [eu] de
jouissance dans tout le reste de ma vie; et il s'insinua si avant
dans mon cœur, dès ce moment, que je renouvelai mon vœu,
commençant à le comprendre. Je lui [dis] que, quand il devrait m'en
coûter mille vies, je ne serais jamais autre que religieuse; et je
m'en déclarai hautement, priant de congédier tous ces partis,
quelque avantageux qu'on me les représentât. Ma mère, voyant cela,
ne pleurait plus en ma présence, mais elle le faisait
continuellement avec tous ceux qui lui en parlaient, qui ne
manquaient pas de me venir dire que je serais la cause de sa mort si
je la quittais, et que j'en répondrais à Dieu., car elle n'avait
personne pour la servir; et que je serais aussi bien religieuse après
sa mort que pendant sa vie. Et un frère qui m'aimait beaucoup, fit
tous ses efforts pour me détourner de mon dessein, m'offrant de son
bien pour me loger dans le monde. Mais à tout cela mon [cœur] était
devenu insensible comme un rocher, quoiqu'il me fallût encore rester
trois ans dans le monde, parmi tous ces combats.
Et
l'on me mit chez un de mes oncles qui avait une fille religieuse,
laquelle sachant que je la voulais être, n'oublia rien pour m'avoir
avec elle, et ne me sentant point de penchant à la vie des Ursules,
je lui disais : « Voyez, que si j'entre en votre couvent, ce ne sera
que pour l'amour de vous, et je veux aller dans un lieu où je
n'aurai ni parents ni connaissances, afin d'être religieuse pour
l'amour de Dieu. » Mais comme je ne savais où ce serait, ni quelle
religion je devais embrasser, ne les
connaissant pas, je pensai encore succomber à ses importunités ;
d'autant que j'aimais beaucoup cette cousine, laquelle se servait de
l'autorité de mon oncle auquel je n'osais résister, parce qu'il
était mon tuteur et qu'il me disait qu'il m'aimait comme un de ses
enfants, que c'était pour quoi il me voulait avoir proche de lui; et
il ne voulut jamais permettre à mon frère de me remmener, disant
qu'il entendait être le maître de moi. Et mon frère qui n'avait
point encore voulu consentir que je fusse religieuse, fut fort fâché
contre moi, pensant que j'étais consentante de tout cela, pour me
jeter à Sainte-Ursule malgré lui, et sans le consentement de mes
parents. Mais j'en étais bien éloignée; d'autant que, plus l'on
m'en pressait, jusqu'à me vouloir faire entrer, plus je me sentais
de dégoût. Une secrète voix me disait :« Je ne te veux point là,
mais à Sainte-Marie.
Cependant
on ne me permettait pas de voir la [Visitation], bien que j'y eusse
plusieurs parents, et l'on m'en disait des choses capables d'en
rebuter les esprits les mieux déterminés; mais .plus l'on tâchait
de m'en détourner, et plus je l'aimais et sentais accroître mon
désir d'y entrer, à cause de ce nom tout aimable de sainte-Marie,
lequel me faisait comprendre que c'était là ce que je cherchais. Et
une fois regardant un tableau du grand saint François de Sales, il
sembla me jeter un regard si paternellement amoureux, en m'appelant
sa fille, que je ne le regardais plus que comme mon bon père. Mais
je n'osais rien dire de tout cela, et ne savais comme me dégager de
ma cousine et de toute sa Communauté, laquelle me témoignait tant
d'amitié, que je ne m'en pouvais plus défendre.
Et
comme on était prêt de m'ouvrir la porte, je reçus la nouvelle que
mon frère était fort mal et ma mère à l'extrémité. Ce qui
m'obligea de partir tout à la même heure, pour me rendre près
d'elle, sans que l'on pût m'en empêcher, quoique je fusse malade
plus de regret que d'autre chose, de me voir comme forcée d'entrer
dans un couvent où je croyais que Dieu ne m'appelait pas. Je m'en
allai toute la nuit, bien qu'il y eût près de dix lieues, et voilà
comme je fus délivrée, pour reprendre une très-rude croix,
laquelle je ne spécifierai pas, en ayant dit assez sur ce sujet;
suffit de dire que toutes mes peines redoublèrent. L'on me faisait
voir que ma mère ne pouvait vivre sans moi, puisque le peu de temps
que je l'avais quittée était la cause [de] son mal, et que je
répondrais à Dieu de sa mort; et cela m'étant dit par des
personnes ecclésiastiques, me causait de rudes peines, par la tendre
amitié que j'avais pour elle, dont le démon se servait pour me
faire croire que cela serait cause de ma damnation éternelle.
D'autre
part, mon divin Maître me pressait si fort de tout quitter pour le
suivre, qu'il ne me donnait plus de repos; et il me donnait un si
grand désir de me conformer à sa vie souffrante, que tout ce que je
souffrais ne me semblait rien, ce qui me faisait redoubler mes
pénitences Et quelquefois, me jetant aux pieds de mon crucifix, je
lui disais : « O mon cher Sauveur, que je serais heureuse si vous
imprimiez en moi votre image souffrante ! » Et il me répondit : «
C'est ce que je prétends, pourvu que tu ne me résistes pas, et que
tu y contribues de ton côté. »
Et
pour lui donner quelques gouttes de mon sang, je me liais les doigts,
et puis j'y plantais des aiguilles; et puis je prenais la discipline
tous les jours, tant que je pouvais, en carême pour honorer les
coups de fouets de sa flagellation. Mais quelque longtemps que je me
la donnasse, je n'en pouvais guère avoir de sang pour l'offrir à
mon bon maître, pour celui qu'il avait répandu pour mon amour. Et
comme c'était sur les épaules que je me la donnais, il me fallait
bien du temps. Mais les trois jours du carnaval, j'aurais voulu [me]
mettre en pièces, pour réparer les outrages que les pécheurs
faisaient subir à sa divine Majesté, je les jeûnais, tant que je
pouvais, au pain et à l'eau, donnant aux pauvres ce que l'on me
donnait pour ma nourriture.
Mais
ma plus grande joie de quitter le monde, était de penser que je
communierais souvent. Car on ne me le voulait permettre que rarement,
et j'aurais cru être la plus heureuse du monde si je l'avais pu
faire souvent, et passer des nuits, seule, devant le Saint Sacrement.
Je me sentais là une telle assurance, qu'encore que je fusse
extrêmement peureuse, je n'y pensais plus dès que j'étais en ce
lieu de délices. Les veilles de communion, je me sentais abîmée
dans un si profond silence, que je ne pouvais parler qu'avec
violence, pour la grandeur de l'action que je devais faire; et
lorsque je l'avais faite, je n'aurais voulu ni boire, ni manger, ni
voir, ni parler, tant la consolation et la paix que je sentais
étaient grandes. Je me cachais autant que je pouvais pour apprendre
à aimer mon souverain Bien qui me pressait si fort de lui rendre
amour pour amour. Mais je ne croyais pas de jamais pouvoir l'aimer,
quoique je pusse faire, si je n'apprenais à faire l'oraison; je n'en
savais que ce qu'il m'en avait appris, qui était de m'abandonner à
tous ses saints mouvements, lorsque je pouvais me renfermer en
quelque petit coin avec lui; mais l'on ne m'en laissait pas assez de
loisir. Car il me fallait travailler, tant que ie jour durait, avec
les domestiques, et puis le soir il se trouvait que je n'avais rien
fait qui eût contenté les personnes avec qui j'étais. L'on me
criait de telle manière, que je n'avais pas le courage de manger; et
je me retirais où je pouvais, pour avoir quelques moments de paix,
de laquelle j'avais un si grand désir.
Mais
comme je me plaignais sans cesse à mon divin Maître de ce que je
craignais de ne lui pouvoir plaire en tout ce que je faisais, ;—
d'autant qu'il y avait trop de ma volonté qui [faisait] les
mortifications à mon gré, et je n'estimais que ce qui était fait
par obéissance : - « Hélas ! mon Seigneur, lui disais je,
donnez-moi donc quelqu'un pour me conduire à vous. » — « Ne te
suffis-je pas ? me répondit-il; que crains-tu? Un enfant autant aimé
que je t'aime peut-il périr entre les bras d'un Père tout Puissant?
» Je ne savais pas ce que c'était que direction; mais j'avais un
grand désir d'obéir, et sa bonté permit que, dans le temps d'un
Jubilé, il vint au logis un religieux de saint François, et il y
coucha pour nous donner loisir de faire nos confessions générales.
Il [y] avait plus d'environ quinze jours que j'étais après écrire
la mienne; car encore que j'en fisse toutes les fois que j'en
trouvais l'occasion, il me semblait toujours que je n'en pouvais
assez faire, à cause de mes grands péchés. Je me sentais pénétrée
d'une si vive douleur, que non-seulement j'en versais beaucoup de
larmes, mais j'aurais de toute mon âme, dans l'excès de ma douleur,
voulu les publier à tout le monde. Et mes plus grands gémissements
venaient de ce que j'étais si aveugle que je ne les pouvais
connaître, ni exprimer aussi énormes qu'ils étaient. Cela était
la cause que j'écrivais :tout ce que je pouvais trouver dans les
livres qui traitent de la confession ; et je mettais quelquefois des
choses que j'avais horreur même de prononcer. Mais je disais en
moi-même : « Je les [ai] peut-être faites, et je ne le connais
pas, ni ne m'en souviens pas; mais il est bien juste que j'aie la
confusion de le dire, pour satisfaire à la divine justice. » Bien
est-il vrai que si j'avais cru d'avoir eu fait la plupart des choses
dont je m'accusais, j'aurais été inconsolable. Je l'aurais été
depuis, de ces sortes de confessions, si mon souverain Maître ne
m'avait assurée qu'il pardonnait tout à une volonté sans malice.
Je fis donc celle- ci, où ce bon Père me fit passer plusieurs
feuillets, sans me vouloir permettre de les lire. Je le priai de me
laisser satisfaire ma conscience, puisque j'étais une plus grande
pécheresse qu'il ne pensait.
Cette
confession me mit fort en paix. Je lui dis quelque [chose] de la
manière dont je vivais, sur quoi il me donna plusieurs bons avis.
Mais je n'osais pas tout dire, car je croyais que c'était une
vanité, de laquelle j'avais de grandes craintes, parce que mon
naturel y était fort porté, et que je pensais que ce que je faisais
était tout par ce motif, ne sachant pas discerner le sentiment
d'avec le consentement. Cela me faisait beaucoup souffrir, car je
craignais beaucoup le péché à cause qu'il éloignait Dieu de mon
âme. Ce bon Père me promit des instruments de pénitence Je lui dis
comme mon frère me retenait toujours dans le monde, depuis quatre ou
cinq ans que je poursuivais pour être religieuse; de quoi il lui
donna un si grand scrupule qu'après il me demanda si j'avais
toujours le dessein de l'être; et lui ayant répondu que plutôt
mourir que de changer, il me promit de me satisfaire là-dessus. Il
alla donc pour faire le marché de ma dot proche de cette bonne
cousine qui ne cessait de me poursuivre. Et ma mère et mes autres
parents voulaient que je fusse religieuse en ce couvent. Je ne savais
donc plus comme m'en défendre, mais pendant qu'il y alla, je
m'adressai à la très-Sainte Vierge, ma bonne [maîtresse, par
l'entremise de Saint Hyacinthe, auquel je fis plusieurs prières. [Je
fis] dire [aussi] beaucoup de messes à l'honneur de ma Sainte Mère,
laquelle me dit amoureusement en me consolant : « Ne crains rien, tu
seras ma vraie fille, et je serai toujours ta bonne Mère. » Ces
paroles me calmèrent si fort, qu'elles me laissèrent sans aucun
doute que cela s'accomplirait malgré les oppositions. Mon frère
étant de retour, me dit : « Ou veut quatre mille livres, c'est à
vous de faire ce qu'il vous » plaira de votre bien, car la chose
n'est pas » encore arrêtée. » En même temps, je lui dis
résolument : « Jamais elle ne se conclura. Je veux aller aux
Saintes-Maries dans un court vent bien éloigné, où je n'aurai ni
parent, ni connaissance, car je ne veux être religieuse que pour
l'amour de Dieu. Je veux quitter le monde tout à fait, en me cachant
dans quelque petit coin, pour l'oublier et en être oubliée, et ne
plus le voir. »
On
me proposa plusieurs monastères auxquels je ne pouvais me résoudre;
mais aussitôt qu'on me nomma Paray, mon cœur se dilata de joie, et
j'y consentis d'abord. Mais il me fallut encore aller voir ces
religieuses où j'avais demeuré à l'âge de huit ans, ce qui me fut
encore un rude combat à soutenir. Car elles me firent entrer, en me
disant que j'étais leur enfant, et pourquoi je les voudrais quitter,
puisqu'elles m'aimaient si tendrement ; qu'elles ne pouvaient me voir
entrer à Sainte-Marie, sachant bien que je n'y persévérerais pas.
Je dis que je voulais essayer. Elles me firent promettre de retourner
chez elles lorsque j'en sortirais ; car elles savaient bien,
disaient-elles, que je ne m'y pourrais jamais accoutumer. Et
quoiqu'elles m'en purent dire, mon cœur était insensible, et
s'affermissait tant plus en sa résolution, disant toujours : « Il
faut mourir, ou vaincre! » Mais
je laisse tous les autres combats que j'eus à soutenir, pour venir
vitement au lieu de mon bonheur, le cher Paray.
III PARAY ET LA NOVICE.
D'abord
que j'entrai au parloir, il me fut dit intérieurement ces paroles :
« C'est ici que je te veux. » Ensuite de quoi je dis à mon frère
qu'il fallait s'accorder, d'autant que je ne serais jamais ailleurs.
Ce qui le surprit d'autant plus, qu'il ne m'y avait menée que pour
me faire voir des religieuses de Sainte-Marie, sans faire semblant
que je la voulusse [être]; car je lui avais promis tout cela ; mais
je ne m'en voulus point retourner que tout ne fût arrêté. Après
quoi, il me semblait que j'avais pris une nouvelle vie, tant je me
sentais de contentement et de paix. Ce qui me rendait si gaie, que
ceux qui ne savaient pas ce qui se passait, disaient: « Voyez-là,
qu'elle a bien les façons d'une religieuse ! » Et, en effet, je
portais plus d'ajustements de vanité que jamais je n'avais fait, et
me divertissais de même, pour la grande joie que je sentais, de me
voir bien toute à mon souverain Bien : lequel, en écrivant ceci, me
fait souvent [un] amoureux reproche par ces paroles : « Regarde, ma
fille, si tu pourras trouver un père blessé d'amour pour son fils
unique, qui ait jamais tant pris soin de lui, et qui lui pût donner
des témoignages d'amour si tendres comme sont ceux que je t'ai
donnés et te veux donner du mien, lequel a eu tant de patience et
de peine à te cultiver et ajuster à ma mode dès ta plus tendre
jeunesse, t'attendant doucement sans me rebuter, parmi toutes tes
résistances. Souviens toi donc que si jamais tu t'oubliais de la
reconnaissance envers moi, [ne] me référant [pas] la gloire de
tout, ce serait le moyen de faire tarir pour- toi cette source
inépuisable de tout bien. »
Enfin
ce jour tant désiré étant venu pour dire adieu au monde, jamais je
ne sentis tant de joie ni de fermeté dans mon cœur, qui était
comme insensible, tant à l'amitié comme à la douleur que l'on me
témoignait, surtout ma mère ; et je ne versai pas une larme en les
quittant. Car il me semblait être comme une esclave qui se voit
délivrée de sa prison et de ses chaînes, pour entrer dans la
maison de son Époux, pour en prendre possession, et jouir en toute
liberté de sa présence, de ses biens et de son amour. C'était ce
qu'il disait à mon cœur, qui en était tout hors de lui même. Et
je ne savais rendre autre raison de ma vocation pour Sainte Marie,
sinon que je voulais être fille de la Sainte-Vierge. Mais j'avoue
que dans le moment qu'il fallut entrer, qui était un samedi, toutes
les peines que j'avais eues, et plusieurs autres me vinrent assaillir
si violemment, qu'il me semblait que mon esprit allait se séparer de
mon corps on entrant. Mais aussitôt il me [fut montré que le
Seigneur avait rompu mon sac de captivité, et qu'il [me] revêtit de
son manteau de liesse ; et la joie me transportait tellement que je
criais : « C'est ici où Dieu me veut. » Je sentis d'abord gravé
dans mon esprit que cette maison de Dieu était un lieu saint; que
toutes celles qui l'habitaient devaient être saintes ; que ce nom de
Sainte-Marie me signifiait qu'il fallait être là à quelque prix
que ce fût, et que c'était pourquoi il fallait s'abandonner et
sacrifier à toutes sans aucune réserve ni ménagement. Cela
m'adoucissait tout. ce qui me paraissait de plus rude dans ces
commencements. Tous les matins, pendant quelques jours, l'on me
réveillait avec ces paroles que j'entendais distinctement sans les
comprendre : Dilexisti justitiam et le reste du verset ; et
d'autres fois « Audi filia et vide, » etc. Et encore
celles-ci : « Tu as reconnu ton sentier et ta voie, ô ma Jérusalem,
maison d'Israël ; mais le Seigneur te gardera en toutes voies et
ne t'abandonnera jamais. » Je
disais tout cela à ma bonne maîtresse sans le comprendre. Je la
regardais et ma Supérieure aussi comme mon Jésus-Christ en terre.
Et comme je ne savais et n'avais jamais eu de conduite ni direction,
j'étais si aise de m'y voir assujettie afin de pouvoir obéir, qu'il
me semblait être des oracles tout ce qu'elles' me disaient, et que
je n'aurais plus rien à craindre en le faisant par obéissance,.
Et
comme je la priais de m'apprendre à faire l'Oraison, dont mon âme
sentait une si grande faim, elle no voulut point croire qu'étant
venue en la religion à l'âge de vingt trois ans, je ne la susse
point faire ; et après l'en avoir assurée, elle, me dit pour la
première [fois] : « Allez vous mettre devant. Notre Seigneur comme
une toile d'attente devant un peintre. » J'aurais voulu qu'elle
m'eût expliqué ce qu'elle me disait, ne le comprenant pas, et je ne
[le] lui osais pas dire, mais il me fut dit : « Viens, je te
l'apprendrai. » Et d'abord que je fus à l'oraison, mon souverain
Maître me fit voir que mon âme était cette toile d'attente, sur
laquelle il voulait peindre tous les traits de sa vie souffrante, qui
s'est toute écoulée dans l'amour et la privation, [dans la]
séparation, dans le silence et le sacrifice [jusqu'à] sa
consommation ; qu'il me ferait cette impression [dans mon âme],
après l'avoir purifiée de toutes les taches qui lui restaient, tant
de l'affection aux choses terrestres que de l'amour de moi même et
de la créature, pour lesquelles mon naturel complaisant avait
beaucoup de penchant.
Il
me dépouilla de tout en ce moment, et après avoir vidé mon cœur
et mis mon âme toute nue, il y alluma un si ardent désir de l'aimer
et de souffrir, qu'il ne me donnait point de repos ; me poursuivant
de si près, que je n'avais de loisir que pour penser comme c'est que
je le pourrais aimer en me crucifiant; et sa bonté a toujours été
si grande à mon égard, que jamais il n'a manqué de m'en fournir
les moyens, Et quoique je ne cachais rien à ma maîtresse, j'avais
pourtant formé le dessein de faire étendre ses permissions sur les
pénitences plus loin que son intention. I)e quoi m'étant mise en
devoir, mon saint Fondateur me reprit si
fortement, sans me laisser passer
outre, que jamais depuis je n'ai eu le courage d'y retourner. Car ses
paroles sont toujours demeurées gravées dans mon cœur « Eh quoi !
ma fille, penses-tu pouvoir plaire à Dieu
en passant les limites de l'obéissance, ce qui est le principal
soutien et fondement de cette congrégation, et non pas les
austérités ? »
Ayant
passé mon essai avec un ardent désir de me voir toute à Dieu, [il]
me fit la miséricorde de me poursuivre continuellement pour me faire
arriver à ce bonheur. Etant donc revêtue de notre saint habit, mon
divin Maître me fit voir que c'était là le temps de nos
fiançailles, lesquelles lui donnaient un nouvel empire sur moi, qui
recevais aussi un double engagement de l'aimer d'un amour de
préférence. Ensuite il me fit comprendre qu'a
la façon des amants les plus passionnés, il ne me ferait goûter
pendant ce temps que ce qu'il y avait de plus doux dans la suavité
des caresses de son amour. Eu effet, [elles]
furent si excessives qu'elles me mettaient souvent hors de
moi-même, et me rendaient incapable de pouvoir agir. Cela me jetait
dans un si profond abîme de confusion que je n'osais pas paraître;
de quoi l'on me reprit en me faisant entendre que cela n'était pas
l'esprit des filles de Sainte-Marie, qui ne voulait rien
d'extraordinaire et que, si je ne me retirais de tout cela, on ne me
recevrait pas.
Cela
me mit dans une grande désolation, dans laquelle je fis tous mes
efforts et n'épargnais rien pour me retirer de cette voie; mais tous
mes efforts furent inutiles. Et notre bonne maîtresse y travaillait
de son côté sans que pourtant je le comprisse; car comme elle me
voyait beaucoup affamée de faire l'oraison et de l'apprendre à
faire, ne pouvant, quelque effort que je fisse, suivre les méthodes
que l'on me donnait pour cela, et [qu'il] fallait toujours revenir à
celle de mon divin Maître, quoique je fisse tout mon possible pour
tout oublier et me détourner de lui, l'on me donna pour aide à une
officière, laquelle me faisait travailler pendant l'oraison. Après
quoi, allant demander à ma maîtresse pour la reprendre, elle me
corrigeait fortement, me disant de la faire en faisant notre ouvrage,
parmi les exercices du noviciat, ce que je faisais sans que cela me
pût détourner de la douce joie et consolation de mon âme qui la
sentait toujours augmenter. L'on m'ordonna d'aller entendre les
points d'oraison du matin, après quoi je sortirais pour aller
balayer le lieu qu'on me dirait, pour jusqu'à prime, après laquelle
l'on me faisait rendre compte de mon oraison, ou plutôt de celle que
mon souverain Maître faisait en moi et pour moi, qui n'avais d'autre
vue, en tout cela, que d'obéir; en quoi je sentais un plaisir
extrême, quelque peine que souffrît mon corps en le faisant.
Je
chantais après :
Plus
l'on contredit mon amour,
Plus
cet unique bien m'enflamme.
Que
l'on m'afflige nuit et jour,
On ne
peut l'ôter à mon âme.
Plus
je souffrirai de douleur,
Plus
il m'unira à son Cœur.
Je
me sentais une faim insatiable des humiliations et mortifications,
bien que mon naturel sensible les ressentît vivement. Mon divin
Maître me pressait sans cesse d'en demander, ce qui m'en procurait
de bonnes; car quoiqu'on me refusât celles que je demandais on m'en
donnait d'autres que je n'attendais pas, et si opposées à mes
inclinations, que j'étais obligée de dire à mon bon Maître, dans
l'effort de la violence qu'il me fallait [faire] : « Hélas !
venez à mon secours, puisque vous en êtes la cause » Ce qu'il
faisait en me disant : Reconnais donc que tu ne peux rien sans moi
qui ne te laisserai point manquer de secours, pourvu que tu tiennes
toujours ton néant et ta faiblesse abîmés dans ma force. »
Je
ne dirai qu'une de ces sortes d'occasions mortifiantes au-dessus de
mes forces, et où il me fit vraiment éprouver l'effet de sa
promesse. C'est une chose pour laquelle toute notre famille avait une
si grande aversion naturelle, que mon frère retint, en passant le
contrat de ma réception, que l'on ne me contraindrait jamais à
faire cela : ce que l'on n'eut pas [de] peine d'accorder, la chose
étant si indifférente d'elle-même. [C'est] à cela même qu'il me
fallut rendre, car l'on m'attaqua si fortement là-dessus de toutes
parts, que je ne savais plus à quoi me résoudre : d'autant que ma
vie me semblait mille fois plus facile à sacrifier; et si je n'avais
plus chéri ma vocation que ma vie, je l'aurais alors bien plutôt
quittée, que de me résoudre à faire ce que l'on désirait de moi;
mais c'était en vain que je résistais, puisque mon Sauveur voulait
ce sacrifice, duquel en dépendaient tant d'autres. Je fus trois
jours à combattre avec tant de violence que j'en faisais compassion,
surtout à ma maîtresse, devant laquelle je me mettais tout d'abord
en devoir de faire ce qu'elle me disait; et puis le courage me
manquait, et je mourais de douleur de ne pouvoir vaincre mon naturel,
et je lui disais : « Hélas! que ne
m'ôtez-vous la vie plutôt que de me laisser manquer à
l'obéissance! »
Sur
quoi elle me repoussa : « Allez, dit elle; vous n'êtes pas digne de
la pratiquer, et je vous défends maintenant de faire ce que je vous
commandais. » Ce m'en fut assez. Je dis d'abord :
«
Il [faut] mourir ou vaincre. » Je m'en allais devant le Très-Saint
Sacrement, mon asile ordinaire, où je demeurai environ trois ou
quatre heures à pleurer et gémir, pour obtenir la force de me
vaincre. « Hélas! mon Dieu, m'avez-vous abandonnée? Eh quoi!
faut-il qu'il y ait encore quelque réserve dans mon sacrifice, et
qu'il ne soit pas tout consommé en parfait holocauste? » Mais mon
Seigneur voulant pousser à bout la fidélité de mon amour envers
lui, comme il me l'a fait voir depuis, il prenait plaisir de voir
combattre, en son indigne esclave, l'amour divin contre les
répugnances naturelles. Enfin, il fut victorieux; car sans autre
consolation ni armes que ces paroles : « Il ne faut point de réserve
à l'amour, » je m'allai jeter à genoux devant ma maîtresse, lui
demandant par miséricorde de me permettre de faire ce qu'elle avait
souhaité de moi. Et enfin je le fis, quoique je n'aie jamais senti
une telle répugnance; laquelle recommençait toutes les fois qu'il
me fallait le faire, ne laissant de le continuer pendant environ huit
ans.
Ce
fut après ce sacrifice que toutes les grâces et faveurs de mon
Souverain se redoublèrent et inondèrent tellement mon âme, que
j'étais contrainte de dire souvent : « Suspendez, ô mon Dieu, ce
torrent qui m'abîme, ou étendez ma capacité pour le recevoir! »
Mais je supprime toutes ces prédilections et profusions du pur
amour, qui étaient si grandes, que je [ne] pourrais pas bien m'en
exprimer.
Sur
quoi l'on m'attaqua encore, proche le temps de ma profession, me
disant que l'on voyait bien que je n'étais pas propre à prendre
l'esprit de la Visitation, qui craignait toutes ces sortes de voies
sujettes à la tromperie et illusion. Ce que je représentai d'abord
à mon Souverain on lui faisant mes plaintes : « Hélas ! mon
Seigneur, vous serez donc la cause que l'on me renverra? »Sur quoi
il me fut répondu : « Dis à ta Supérieure qu'il n'y a rien à
craindre pour te recevoir, que je réponds pour toi, et que, si elle
me trouve solvable, je serai ta caution. » Et [lui ayant] fait ce
rapport, elle m'ordonna de lui demander, pour marque de sûreté,
qu'il me rendit utile à la sainte religion par la pratique exacte de
toutes ses observances. Sur quoi son amoureuse bonté me répondit :
« Eh bien! ma fille, je t'accorde tout cela, car je te rendrai plus
utile à la religion qu'elle ne pense, mais d'une manière qui n'est
encore connue que de moi; et désormais, j'ajusterai mes grâces à
l'esprit de ta règle, à la volonté de tes supérieures et à ta
faiblesse; en sorte que tu tiennes suspect tout ce qui te retirera de
l'exacte pratique de ta règle, laquelle je veux que tu préfères à
tout le reste. De plus, je suis content que tu préfères la volonté
de tes supérieures à la mienne, lors qu'elles te défendront de
faire ce que je t'aurai ordonné. Laisse-les faire tout ce qu'elles
voudront de toi : je saurai bien trouver le moyen de faire réussir
mes desseins, même par des moyens qui y semblent opposés et
contraires. Et je ne me réserve que la conduite de ton intérieur,
et particulièrement de ton cœur, dans lequel ayant établi l'empire
de mon pur amour, je ne le céderai jamais à d'autres
» Notre Mère et [notre] Maîtresse demeurèrent contentes de
tout cela, dont les effets parurent si sensiblement, qu'elles ne
pouvaient plus douter que ces paroles ne vinssent de la vérité; car
je [ne] sentais point de trouble en mon intérieur, et je ne
m'attachai qu'à faire l'obéissance, quelque peine qu'il me fallût
souffrir pour cela. Mais l'estime et la complaisance [qu'on avait
pour moi] m'étaient un martyre insupportable, et je les regardais
comme un juste châtiment de mes péchés, qui me paraissaient si
grands, que tous les tourments imaginables m'auraient été doux à
souffrir pour les expier et satisfaire à la divine justice.
IV LA PROFESSION. — PREMIÈRES MANIFESTATIONS DU SACRÉ-CŒUR.
Etant
donc enfin parvenue au bien tant désiré de la sainte profession,
c'est en ce jour que mon divin Maître voulut bien me recevoir pour
son épouse, mais d'une manière que je me sens impuissante
d'exprimer.
Seulement
je dirai qu'il me parlait et me traitait comme une épouse du Thabor,
ce qui m'était plus dur que la mort, ne me voyant point de
conformité avec mon Epoux que j'envisageais tout défiguré et
déchiré sur le Calvaire.
Mais
il me fut dit : « Laisse-moi faire chaque chose en son temps, car je
veux que tu sois maintenant le jouet de mon amour, qui se veut jouer
de toi selon son bon plaisir, comme les enfants font de leurs
poupées. Il faut que tu sois ainsi abandonnée, sans vues ni
résistances, me laissant contenter à tes dépens, mais tu n'y
perdras rien. » Il me promit de ne plus me quitter, en me disant : «
Sois toujours prête et disposée à me recevoir, car je veux
désormais faire ma demeure en toi, pour converser et m'entretenir
avec toi. »
Dès
lors il me gratifia de sa divine présence, mais d'une manière que
je n'avais point encore expérimentée; car jamais je n'avais reçue
une si grande grâce, pour les effets qu'elle a opérés toujours en
moi, depuis. Je le voyais, je le sentais proche de moi, et
l'entendais beaucoup mieux que si c'eût été des sens corporels par
lesquels j'aurais pu me distraire pour m'en détourner; mais je ne
pouvais mettre d'empêchement à cela, n'y ayant rien de ma
participation. Cela imprima en moi un si profond anéantissement, que
je me sentis d'abord comme tombée et anéantie dans l'abîme de mon
néant, d'où je n'ai pu sortir depuis, par respect et hommage à
cette grandeur infinie, devant laquelle j'aurais voulu être toujours
prosternée la face contre terre ou à genoux : ce que j'ai fait
depuis, autant que les ouvrages et ma faiblesse l'ont pu permettre.
Car il ne me laissait point de repos dans une posture moins
respectueuse, et [je] n'osais m'asseoir que lorsque j'étais en la
présence de quelqu'un, pour la vue de mon indignité, qu'il m'a
toujours fait voir si grande, que je n'osais plus paraître qu'avec
des confusions étranges, qui me faisaient désirer que l'on n'eût
plus eu de souvenir de moi que pour me mépriser, humilier et me dire
des injures, puisque rien ne m'est dû que cela. Cet unique amour de
mon âme prenait tant de déplaisir que l'on en usât ainsi à mon
égard, que, malgré la sensibilité de mon naturel orgueilleux, il
ne m'en laissait plus trouver aucun parmi les créatures que dans ces
occasions de contradiction, d'humiliation et d'abjection, lesquelles
étaient ma nourriture délicieuse, laquelle il ne m'a point laissée
manquer, ni ne disait : c'est assez. Mais, au contraire, il faisait
lui-même ce qui manquait de la part des créatures ou de moi-même;
mais, mon Dieu, c'était d'une manière bien plus sensible quand vous
vous en mêliez, et je serais trop longue à m'en exprimer.
Il
m'honorait de ses entretiens quelquefois comme un ami ou comme un
époux le plus passionné d'amour, ou comme un père blessé d'amour
pour son enfant unique, et en d'autres qualités. Je supprime les
effets que cela produisait en moi. Seulement je dirai qu'il me fit
voir en lui deux saintetés, l'une d'amour, l'autre de justice,
toutes deux très vigoureuses en leur manière, et lesquelles
s'exerçaient continuellement sur moi. La première me ferait
souffrir une espèce de purgatoire très douloureux à supporter,
pour soulager les saintes âmes qui y étaient détenues; auxquelles
il permettrait, selon qu'il lui plairait, de s'adresser à moi. Et
pour sa sainteté de justice, si terrible et épouvantable aux
pécheurs, elle me [ferait] sentir le poids de sa juste rigueur en me
faisant souffrir pour les pécheurs et « particulièrement,
[dit-il], pour les âmes qui me sont consacrées, pour lesquelles je
te ferai voir et sentir dans la suite ce qu'il te conviendra souffrir
pour mon amour.» Mais, mon Dieu, qui connaissez mon ignorance et
impuissance à m'exprimer de tout ce qui s'est passé depuis entre
votre souveraine Majesté et votre cliétive et indigne esclave, par
les effets toujours opérants de votre ampur et de votre grâce,
donnez-moi le moyen de pouvoir dire quelque peu de ce qui est le plus
intelligible et sensible, et qui puisse faire voir jusqu'à quel
excès de libéralité [votre amour s'est porté] envers un objet si
misérable et indigne.
Mais
comme je ne cachais rien à ma Supérieure et Maîtresse, quoique
souvent je ne comprenais pas ce que je leur disais, et comme elles
m'eurent fait connaître que cela était des voies extraordinaires
qui n'étaient pas propres aux filles de Sainte-Marie, cela
m'affligea fort et fut cause qu'il n'y a sortes de résistances que
je n'aie [faites] pour me retirer de cette voie. Mais c'était en
vain, car cet esprit avait déjà pris un tel empire sur le mien, que
je n'en pouvais plus jouir non plus que de mes autres puissances
intérieures, que je sentais toutes absorbées en lui. Je faisais
tous mes efforts pour m'appliquer à suivre la méthode d'oraison que
l'on m'enseignait avec les autres pratiques ; mais rien ne demeurait
dans mon esprit. J'avais beau lire mes points d'oraison : tout
s'évanouissait, et je ne pouvais rien apprendre ni retenir que ce
que mon divin Maître m'enseignait, ce qui m'a fait beaucoup
souffrir. Car on détruisait autant que l'on pouvait toutes ces
opérations en moi, et on m'ordonnait de le faire, et je combattais
contre lui autant que je le pouvais, suivant exactement tout ce que
l'obéissance m'ordonnait pour me retirer de sa puissance, laquelle
rendait la mienne inutile.
Et
je me plaignais à lui : « Eh quoi ! Lui disais-je, ô mon souverain
Maître! Pourquoi ne me laissez-[ vous pas] dans la voie commune des
filles de Sainte-Marie ? M'avez vous amenée dans votre sainte maison
pour me perdre? Donnez ces grâces extraordinaires à ces âmes
choisies qui y auront plus de correspondance et vous glorifieront
plus que moi, qui ne vous fais que des résistances. Je ne veux que
votre amour et votre croix, et cela me suffit pour être une bonne
religieuse, qui est tout ce que je désire. »
Et
il me fut répondu : « Combattons, ma fille, j'en suis content et
nous verrons le quel remportera la victoire, du Créateur ou de sa
créature, de la force ou de la faiblesse, du Tout-puissant ou de
l'impuissance ; mais celui qui sera vainqueur le sera pour toujours.
» Cela me jeta dans une extrême confusion, dans laquelle il [me]
dit : « Apprends que je ne me tiens point offensé de tous ces
combats et oppositions que tu me fais par obéissance, pour laquelle
j'ai donné ma vie; mais je te veux apprendre que je suis le maître
absolu de mes dons et de mes créatures, et que rien ne pourra
m'empêcher d'accomplir mes desseins.. C'est pourquoi non-seulement
je veux [que tu fasses ce] que tes supérieures te diront, mais
encore que tu ne fasses rien de ce que je t'ordonnerai sans leur
consentement. Car j'aime l'obéissance, et sans elle on ne peut me
plaire. »
Cela
plut à ma Supérieure, laquelle me fit abandonner à sa puissance,
ce que je fis avec une grande joie et paix que je sentis d'abord dans
mon âme, laquelle souffrait une cruelle tyrannie.
Il
me demanda après la sainte Communion de lui réitérer le sacrifice
que je lui avais déjà fait de ma liberté et de tout mon être, ce
que je fis de tout mon cœur. « Pourvu, lui dis-je, ô mon souverain
Maître, que vous [ne] fassiez jamais rien paraître en moi
d'extraordinaire que ce qui me pourra causer le plus d'humiliation et
d'abjection devant les créatures, et me détruire dans leur estime ;
car, bêlas ! mon Dieu, je sens ma faiblesse, je crains de vous
trahir, et que vos dons ne soient pas en sûreté chez moi. » — «
Ne crains rien, ma fille, me dit-il, j'y mettrai bon [ordre], car je
m'en rendrai le gardien moi-même et te rendrai impuissante à me
résister. » — « Eh quoi ! mon Dieu, me laisserez-vous toujours
vivre sans souffrir ?» Il me fut d'abord montré une grande croix,
dont je ne pouvais voir le bout, mais elle était toute couverte de
fleurs : « Voilà le lit de mes chastes épouses où je te ferai
consommer les délices de mon amour; peu à peu ces fleurs tomberont
et [il] ne te restera que les épines qu'elles cachent à cause de ta
faiblesse ; mais elles te feront si vivement sentir leurs piqûres,
que tu auras besoin de toute la force de mon amour pour en supporter
la douleur. » Ces paroles me réjouirent beaucoup, pensant qu'il n'y
aurait jamais assez de souffrances, d'humiliations ni de mépris,
pour désaltérer l'ardente soif que j'en avais, et que je ne
pourrais jamais trouver de plus grande souffrance que celle que je
sentais de ne pas assez souffrir, car son amour ne [me] laissait
point de repos ni jour ni nuit. Mais ces douceurs m'affligeaient. Je
voulais la croix toute pure, et j'aurais voulu pour cela toujours
voir mon corps accablé d'austérités ou de travail, duquel je
prenais autant que mes forces pouvaient porter, car je ne pouvais
vivre un moment sans souffrance. Plus je souffrais et plus je
contentais cette sainteté d'amour qui [avait] allumé trois désirs
dans mon cœur, qui me tourmentaient incessamment : l'un de souffrir,
l'autre de l'aimer et communier, et le troisième de mourir pour
m'unir à lui.
Je
ne me souciais plus ni du temps ni du lieu, depuis que mon souverain
m'accompagnait partout. Je me trouvais indifférente à toutes les
dispositions que l'on pût faire de moi, étant bien sûre que
s'étant ainsi donné à moi sans aucun mérite de ma part, mais par
sa pure bonté, et que, par conséquent, on ne me le pourrait pas
ôter, cela me rendait contente partout. Ce que j'expérimentai
lorsque l'on me fit faire la retraite de ma profession, en gardant
une ânesse avec son petit ânon dans le jardin, laquelle ne me
donnait pas peu d'exercice, car on ne me permettait pas de
l'attacher; et on voulait que je la retinsse dans un petit coin que
l'on m'avait marqué, crainte qu'elle ne fît du mal ; et ils ne
faisaient que courir. Je n'avais point de repos jusqu'à l' Angélus
du soir, que je venais souper; et puis je retournais pendant une
partie de Matines dans [l']étable pour la faire manger. Je me
trouvais si contente de cette occupation, que je ne me serais point
souciée, quand elle aurait duré toute ma vie; et mon Souverain m'y
tenait une si fidèle compagnie, que toutes ces courses qu'il me
fallait faire ne m'empêchaient point ; car ce fut là que je reçus
de si grandes grâces, que jamais je n'en avais expérimenté de
semblables ; surtout ce qu'il me fit connaître sur le mystère de sa
sainte mort et passion ; mais c'est un abîme à écrire et la
longueur me fait tout supprimer. [Je dirai] seulement que c'est ce
qui m'a donné tant d'amour pour la croix, que je ne peux vivre sans
souffrir : mais souffrir en silence, sans consolation, soulagement ni
compassion ; et mourir avec le Souverain de mon âme, accablée sous
la croix de toutes sortes d'opprobres, d'humiliations, d'oublis et de
mépris. Ce qui m'a duré toute ma vie, laquelle par sa miséricorde
s'est toute passée dans [ces] sortes d'exercices, qui sont ceux du
pur amour, qui a toujours pris soin de me fournir abondamment de ces
sortes de mets, si délicieux à son goût, que jamais il ne dit :
c'est assez.
Mon
divin Maître me fit une fois cette leçon : « Apprends, » me
dit-il, sur quelque faute que j'avais faite, « que je suis un Maître
saint et qui enseigne la sainteté. Je suis pur et ne puis souffrir
la moindre tache. C'est pourquoi, il faut que tu agisses en
simplicité de cœur, avec une intention droite et pure en ma
présence. Car je ne peux souffrir le moindre détour, et je te ferai
connaître que l'excès de mon amour m'a porté à me rendre ton
Maître, pour t'enseigner et te façonner à ma mode et selon mes
desseins ; que je ne peux supporter les âmes tièdes et.lâches, et
que si je suis doux à supporter tes taiblesses, je ne serai pas
moins sévère et exact à corriger et punir tes infidélités. »
C'est ce qu'il m'a bien fait expérimenter toute ma vie. Car je puis
dire qu'il ne me laissait pas passer la moindre faute où il y eût
tant soit peu de volonté ou de négligence, sans qu'il m'en reprît
ou punît, quoique toujours dans sa miséricorde et bonté infinies.
Je confesse pourtant que rien ne m'était plus douloureux et terrible
que de le voir tant soit peu fâclié contre moi. Toutes les autres
douleurs, corrections et mortifications ne m'étaient rien en
comparaison.
C'est
ce qui me faisait promptement aller demander pénitence de mes
fautes, car il se contentait de celles que l'obéissance me donnait.
Et
ce qu'il reprenait [le plus] sévèrement était le manquement de
respect et d'attention devant le Très Saint Sacrement, surtout dans
le temps de l'office et de l'oraison, les défauts de droiture et de
pureté en ses intentions, la vaine curiosité. Et quoique ses [yeux]
purs et clairvoyants découvrent jusqu'aux moindres défauts de
charité et d'humilité pour les reprendre sévèrement, néanmoins
rien n'est comparable au manquement d'obéissance, soit aux
Supérieures ou aux règles; et la moindre réplique avec témoignage
de répugnance aux Supérieures lui est insupportable dans une âme
religieuse. « Tu te trompes, me disait-il, en pensant me pouvoir
plaire par ces sortes d'actions et mortifications dont la propre
volonté ayant fait élection, fait plutôt plier celle des
supérieures que d'en démordre. Oh! sache que je rejette tout cela
comme des fruits corrompus par la propre volonté, laquelle m'est en
horreur dans une âme religieuse; et j'agréerais plus qu'elle prît
toutes ses petites commodités par obéissance, que de s'accabler
d'austérités et de jeûnes par sa propre volonté. » Et lorsqu'il
m'arrive de faire par mon choix et sans son ordre ou [celui] de ma
Supérieure, de ces sortes de mortifica- tions et pénitences, il ne
me permet pas même de les lui offrir et m'en corrige en m'en
imposant la peine, de même que pour mes autres manquements, tout
chacun desquels trouve la sienne particulière dans le Purgatoire, où
il me purifie pour me rendre moins indigne de sa divine présence,
communication et opération; car il faisait tout en moi. Et une fois,
ayant fini un Ave maria stella de discipline que l'on m'avait
donné, il me dit : « Voici ma part; » et comme je poursuivais : «
Voilà celle du démon que tu fais maintenant; » ce qui me fit
cesser bien vite. Et une autre fois, pour les âmes du Purgatoire, du
moment que j'en voulus faire [plus] que je n'avais permission, elles
m'environnèrent en se plaignant [de] ce que je frappais sur elles.
Cela me fit résoudre de mourir plutôt que d'outrepasser tant soit
peu les limites de l'obéissance; [cap] après cela il m'en faisait
faire la pénitence. Mais je ne trouvais rien de difficile parce
qu'il tenait encore, en ce temps-là toute la rigueur de mes peines
et souffrances absorbées dans la douceur de son amour, laquelle je
le suppliais souvent de retirer de moi, pour me laisser goûter avec
plaisir les amertumes de ses angoisses, dérélictions, agonies,
opprobres et autres tourments; mais il me répondait que c'était à
moi de me soumettre indifféremment à toutes ses différentes
dispositions, et non point à lui donner des lois, « et je te ferai
comprendre dans la suite que je suis un sage et savant directeur, qui
sais conduire les âmes sans danger, lorsqu'elles s'abandonnent à
moi en s'oubliant elles-mêmes. »
Une
[fois] donc étant devant le Saint Sacrement, me trouvant un peu plus
de loisir, car les occupations que l'on me donnait ne m'en laissaient
guère, [je] me [trouvai] tout investie de cette divine présence,
mais si fortement, que je m'oubliai de moi-même et du lieu où
j'étais, et je m'abandonnai à ce divin Esprit, livrant mon [cœur]
à la force de son amour. Il me fit reposer fort longtemps sur sa
divine poitrine, où il me découvrit les merveilles de son amour et
les secrets inexplicables de son Sacré-Cœur, qu'il m'avait toujours
tenus cachés, jusqu'alors qu'il me l'ouvrit pour la première fois,
mais d'une manière si effective et si sensible qu'il ne me laissa
aucun lieu d'en douter, pour les effets que cette grâce produisit en
moi. Et voie comme il me semble la chose s'être passée :
Il
me dit : « Mon divin Cœur est si passionné d'amour pour les
hommes, et pour toi en particulier, que ne pouvant plus contenir en
lui-même les flammes de son ardente charité, il faut qu'il les
répande par ton moyen, et qu'il se manifeste à eux pour les
enrichir de ces précieux trésors que je te découvre, et qui
contiennent les grâces sanctifiantes et salutaires, nécessaires
pour les retirer de l'abîme de perdition; et je t'ai choisie, comme
un abîme d'indignité et d'ignorance pour l'accomplissement de ce
grand dessein, afin que tout soit fait par moi. » Après il me
demanda mon cœur, lequel je le suppliai de prendre, ce qu'il fit, et
le mit dans le sien adorable, dans lequel il me le fit voir comme un
petit atome qui se consommait dans cette ardente fournaise, d'où le
retirant comme une flamme ardente en forme de cœur, il le remit dans
le lieu où il l'avait pris, en me disant : « Voilà, ma bien aimée,
un précieux gage de mon amour, qui renferme dans ton côté une
petite étincelle de ses plus vives flammes, pour te servir de cœur
et te consommer jusqu'au dernier moment, et dont l'ardeur ne
s'éteindra, ni ne pourra trouver de rafraîchissement que quelque
peu dans la saignée, dont je marquerai tellement le sang de macroix,
- qu'elle t'apportera plus d'humilia» tion et de souffrance que de
soulagement. C'est pourquoi je veux que tu la demandes simplement,
tant pour pratiquer ce qui vous est ordonné [par la règle], que
pour te donner la consolation de répandre ton sang sur la croix des
humiliations. Et pour marque que la grande grâce que je viens de te
faire n'est point une imagination, et qu'elle est le fondement de
toutes celles que j'ai encore à te faire, quoique j'aie refermé la
plaie de ton côté, la douleur t'en restera pour toujours, et si
jusqu'à présent tu n'as pris que le nom de mon esclave, je te donne
celui de la disciple bien-aimée de mon Sacré-Cœur. »
Après
une faveur si grande, et qui dura un si long espace de temps, pendant
lequel je ne savais si j'étais au ciel ou en terre, je demeurai
plusieurs jours comme tout embrasée et enivrée, et tellement hors
de moi que je ne pouvais en revenir pour dire une parole qu'avec
violence, et [il] m'en fallait faire une si grande pour me récréer
et pour manger, que je me trouvais au bout de mes forces pour
surmonter ma peine. Ce qui me causait une extrême humiliation, et je
ne pouvais dormir, car cette plaie, dont la douleur m'est si
précieuse, me cause de si vives ardeurs, qu'elle me consomme et me
fait brûler toute vive. Et je me sentais une si grande plénitude de
Dieu, que je ne pouvais m'exprimer à ma Supérieure comme je
l'aurais souhaité et fait, quelque peine et confusion que ces grâces
me fassent ressentir en les disant, pour ma grande indignité,
laquelle m'aurait fait choisir mille fois plutôt de dire mes péchés
à tout le monde; et ce m'eût été une grande consolation, si l'on
m'avait permis de le faire et de dire tout haut ma confession
générale au réfectoire, pour faire voir le grand fonds de
corruption qui est en moi, afin que l'on ne m'attribuât rien des
grâces que je recevais.
Celle
dont je viens de parler au sujet de ma douleur de côté m'était
renouvelée les premiers vendredis du mois en cette manière : le
Sacré-Coeur m'était représenté comme un soleil brillant d'une
éclatante lumière, dont les rayons tout ardents donnaient à plomb
sur mon cœur, qui se sentait d'abord embrasé d'un feu si ardent,
qu'il semblait m'aller réduire en cendres, et c'était
particulièment en ce temps-là que mon divin Maître m'enseignait ce
qu'il voulait de moi, et me découvrait les secrets de cet aimable
Cœur. Une fois entre les autres, que le Saint Sacrement était
exposé, après m'être sentie retirée toute au-dedans de moi-même
par un recueillement extraordinaire de tous mes sens et puissances,
Jésus-Christ, mon doux Maître, se présenta à moi, tout éclatant
de gloire, avec ses cinq plaies, brillantes comme cinq soleils, et de
cette sacrée humanité sortaient des flammes de toutes parts, mais
surtout de son adorable poitrine qui ressemblait [a] une fournaise ;
et s'étant ouverte me découvrit son tout aimant et tout aimable
Cœur, qui était la vive source de ces flammes. Ce fut alors qu'il
me découvrit les merveilles inexplicables de son pur [amour], et
jusqu'à quel excès il l'avait porté d'aimer les hommes, dont il ne
recevait que des ingratitudes et méconnaissances. « Ce qui m'est
beaucoup plus sensible, me dit-il, que tout ce que j'ai souffert en
ma passion; d'autant que s'ils [me] rendaient quelque retour d'amour,
j'estimerais peu tout ce que j'ai fait pour eux, et voudrais, s'il se
pouvait, en faire davantage; mais ils n'ont que des froideurs et du
rebut pour tous mes empressements à leur faire du bien. Mais, du
moins, donne-moi ce plaisir de suppléer à leur ingratitude autant
que tu en pourras être capable. » Et lui remontrant mon
impuissance, il me répondit : « Tiens, voilà de quoi suppléer à
tout ce qui te manque.» Et en même temps ce divin Cœur s'étant
ouvert, il en sortit une flamme si ardente que je pensai en être
consommée; car j'en fus toute pénétrée, et ne pouvais plus la
soutenir, lorsque je lui demandai d'avoir pitié de ma faihlesse.
V LA VICTIME DU SACRÉ-CŒUR PRÉPARÉE PAR L'AMOUR.
Et
le feu qui me dévorait me jeta d'abord dans une grande fièvre
continue; mais j'avais trop de plaisir à souffrir, pour m'en
plaindre, n'en parlant point jusqu'à ce que les forces me
manquèrent. Le médecin connut qu'il y avait fort longtemps que jela
portais; et elle me dura encore plus de soixante accès. Jamais je
n'ai tant senti de consolation; car tout mon corps souffrant
d'extrêmes [douleurs], cela me soulageait un peu l'ardente soif que
j'avais de souffrir. Ce feu dévorant ne se nourrissait ni
contentait que du bois de la croix, de toutes sortes de souffrances,
mépris, humiliations et douleurs et jamais je ne sentais de douleur
qui put égaler celle que j'avais de ne pas assez souffrir : l'on
croyait que j'en mourrais.
Mais
Notre-Seigneur me continuant toujours ses grâces, je reçus celle
incomparable qu'il me sembla, pendant une défaillance qui m'avait
pris, que les trois personnes de l'adorable Trinité se présentèrent
à moi, [et] firent sentir de grandes consolations à mon âme. Mais
ne pouvant m'expliquer [sur] ce qui se passa alors [je n'en dirai
rien], sinon qu'il me sembla que le Père éternel, me présentant
une fort grosse croix toute hérissée d'épines, accompagnée de
tous les autres instruments de la Passion, il me dit : » Tiens, ma
fille, je te fais le même présent qu'à mon Fils bien aimé. » —
« Et moi, me dit mon Seigneur Jésus Christ, je t'y attacherai comme
j'y ai été attaché et je t'y tiendrai fidèle compagnie. » La
troisième de ces adorables Personnes me dit ; « Que lui qui n'était
qu'amour m'y consommerait en me 'purifiant. » Mon âme demeura dans
une paix et joie inconcevable : car l'impression qu'y firent ces
divines personnes ne s'est jamais effacée. Elles me furent
représentées sous la forme de trois jeunes hommes vêtus de blanc,
tout resplendissants de lumière, de même âge, grandeur et beauté.
Je ne compris pas alors, comme je l'ai fait dans la suite, les
grandes souffrances que cela me signifiait.
Et
comme l'on m'ordonnait de demander la santé à Notre-Seigneur, je le
faisais, mais avec la crainte d'être exaucée. Mais l'on me dit que
l'on connaîtrait bien si tout ce qui se passait en moi venait de
l'esprit de Dieu, par le rétablissement de ma santé; après quoi
l'on me permettrait ce qu'il m'avait commandé, tant au sujet de la
communion des premiers vendredis, que pour veiller l'heure qu'il
souhaitait la nuit du jeudi au vendredi. Ayant représenté toutes
ces choses à Notre Seigneur par obéissance, je ne manquai pas de
recouvrer la santé. Car la très sainte Vierge, ma bonne mère,
m'ayant gratifiée de sa présence me fit de grandes caresses, et me
dit après un assez long entretien ; « Prends courage, ma chère
fille, dans la santé que je te donne de la part de mon divin [Fils],
car [tu as] encore un long et pénible chemin à faire, toujours
dessus la croix, percée de clous et d'épines, et déchirée de
fouets ; mais ne crains rien, je ne t'abandonnerai [pas], et te
promets ma protection,» Promesse qu'elle m'a bien fait sentir depuis
le grand besoin que j'en ai eu.
Mon
Souverain Seigneur [continuait] toujours à me gratifier de sa divine
présence actuelle et sensible, comme je l'ai dit ci-dessus, m'ayant
promis que ce serait pour toujours; et, en effet, il ne m'en privait
pas pour aucune faute que je commisse. Mais comme sa sainteté ne
peut souffrir la moindre tache, et qu'il me fait voir jusqu'à, la
plus petite imperfection, [je] ne [pouvais] supporter la plus légère
imperfection où il y ait tant soit peu de volonté ou de négligence
; et comme je suis si imparfaite et misérable que de commettre
beaucoup de fautes, quoiqu'involontaires, je confesse que ce m'est un
tourment insupportable de paraître devant sa Sainteté lorsque je me
suis laissée aller à quelque infidélité; et il n'y a sortes de
supplices auxquels je ne me sacrifiasse plutôt que de supporter la
présence de ce Dieu saint, lorsque mon âme est tachée par quelque
faute : il me serait mille fois plus [doux] de m'abîmer dans une
fournaise ardente.
Et,
une fois, m'étant laissée aller à quelque mouvement de vanité en
parlant de moi même, ô mon Dieu, combien de larmes et de
gémissements me causa cette faute ! Car lorsque nous fûmes seul à
seule, il me reprit en cette manière et d'un visage sévère : «
Qu'as-tu, ô poudre et cendre, de quoi te pouvoir glorifier, puisque
tu n'as rien de toi que le néant et la misère, que tu ne dois
jamais perdre de vue, non plus que sortir de l'abîme de ton néant?
Et afin que la grandeur de mes dons ne te fasse méconnaître et
oublier de ce que tu es, je t'en veux mettre le tableau devant les
yeux. » Et aussitôt me découvrant cet horrible tableau, [il me fit
voir] un raccourci de tout ce que je suis; ce qui me surprit si fort
avec tant d'horreur de moi-même, que, s'il ne m'avait soutenue, j'en
serais pâmée de douleur, ne pouvant comprendre l'excès d'une si
grande bonté et miséricorde, de ne m'avoir pas encore abîmée dans
l'enfer et de me supporter, vu que je ne pouvais me supporter moi
même. C'était là le supplice dont il punissait en moi les moindres
mouvements de vaine complaisance; ce qui m'obligeait quelquefois de
lui dire : « ô mon Dieu! hélas! Ou faites-moi mourir, ou
cachez-moi ce tableau, je ne peux vivre en le voyant. » Car il
imprimait en moi des peines insupportables de haine et de vengeance
contre moi même, et l'obéissance ne me permettant pas d'exécuter
sur moi les rigueurs que cela me suggérait, je ne peux exprimer ce
que je souffrais. Et comme je savais que ce souverain de mon âme se
contentait de tout ce que l'obéissance m'ordonnait et qu'il prenait
un singulier plaisir de me voir humiliée, cela me rendait très
fidèle à m'accuser de mes fautes pour en recevoir pénitence,
puisque, quelque rude qu'elle pût être, elle ne me semblait qu'un
doux rafraîchissement auprès de celle qu'il m'imposait lui-même
qui voyait des défauts on ce qui me semblait le plus pur et parfait.
C'et
ce qu'il me donna à connaître un jour de Toussaint, qu'il me fut
dit intelligiblement :
Rien
de souillé dans l'innocence;
Rien
ne se perd dans la puissance ;
Rien
ne passe en ce beau jour ;
Tout
s'y consomme dans l'amour.
L'explication
qui me fut donnée de ces paroles m'a servi longtemps d'occupation.
Rien de souillé dans l'innocence; c'est-à-dire qu'il ne fallait
souffrir aucune tache dans mon âme, ni dans mon coeur.
Rien
ne se perd dans la puissance ; c'est-à-dire que je lui devais tout
donner et abandonner et qu'il était la puissance même, que l'on ne
pouvait rien perdre en lui donnant tout. Pour les deux autres, elles
s'entendaient du paradis où rien ne passe, car tout y est éternel
et s'y consomme dans l'amour; et comme il me fut montré en même
temps un petit échantillon de cette gloire, ô Dieu ! dans quels
transports de joie et de désir cela ne [me] mît-il pas !
Comme
j'étais en retraite, je passais tout le jour dans ces plaisirs
inexplicables, desquels il me semblait qu'il n'y avait plus rien à
faire que d'aller promptement [en] jouir. Mais ces paroles qui me
furent dites me firent bien connaître que j'étais bien loin de mon
compte ; les voici :
« Je serai ta force, me
dit-il, ne crains rien, sois attentive à ma voix et à ce. que je te
demande pour te disposer à l'accomplissement de mes desseins.
Premièrement tu me recevras dans le saint Sacrement autant que
l'obéissance te le voudra permettre, quelques mortifications et
humiliations qui t'en doivent, arriver, lesquels tu dois recevoir
comme des gages de mon amour Tu communieras de plus tous les premiers
vendredis de chaque mois; et toutes les nuits du jeudi au vendredi,
je te ferai participer à cette mortelle tristesse que j'ai bien
voulu sentir au jardin des Olives; laquelle tristesse te réduira,
sans que tu la puisses comprendre à une espèce d'agonie plus rude à
supporter que la mort. Pour m'accompagner dans cette humble prière,
je te présenterai alors à mon Père parmi toutes mes angoisses, tu
te lèveras entre onze heures et minuit, pour te prosterner pendant
une heure avec moi, la face contre terre, tant pour apaiser la divine
colère, en demandant miséricorde pour les pécheurs, que pour
adoucir en quelque façon l'amertume que je sentais de l'abandon de
mes apôtres, qui m'obligea à leur reprocher qu'ils n'avaient pu
veiller une heure avec moi, et pendant cette heure tu feras ce que je
t'enseignerai. Mais, écoute, ma fille, ne crois pas légèrement à
tout esprit et ne t'y fie pas; car Salan enrage de te décevoir;
c'est pourquoi ne fais rien sans l'approbation de ceux qui te
conduisent, afin qu'ayant l'autorité de l'obéissance, il ne te
puisse tromper; car il n'a point de pouvoir sur les obéissants. »
Et
pendant tout ce temps, je ne me sentais pas ni ne savais plus où
j'en étais. Lorsqu'on vint me retirer de là, voyant que je ne
pouvais répondre moi-même me soutenant qu'avec grand peine, l'on me
mena à notre Mère, laquelle me trouvant comme tout hors de moi
même, toute brûlante et tremblante, je me jetai par terre à
genoux, où elle me mortifia et humilia de toutes ses forces ; ce qui
me faisait un plaisir et me donnait une joie incroyable. Car je me
sentais tellement criminelle et, remplie de confusion que, quelque
rigoureux traitement qu'on m'eût pu faire, il m'aurait semblé trop
doux. Après lui avoir dit, quoiqu'avec une extrême confusion, ce
qui s'était passé, elle se prit encore à m'humilier davantage,
sans me rien accorder pour cette fois de tout ce que je croyais que
Notre-Seigneur me demandait de faire et ne traitant qu'avec mépris
tout ce que je lui avais dit.
Cela
me consola beaucoup et je me retirai avec une grande paix.
C'est
en vain que ton cœur soupire,
Pour
y entrer comme tu crois ;
Il ne
faut pas qu'on y aspire,
Que
par le chemin de la Croix.
Ensuite
de quoi mettant [devant] moi tout ce que j'aurais à souffrir pendant
tout le cours de ma vie, tout mon corps en frémit, quoique je ne le
comprisse pas alors par cette peinture, comme je l'ai fait depuis par
les effets qui s'en sont suivis.
Et
comme je me préparais à faire ma confession annuelle avec une
grande anxiété pour trouver mes péchés, mon divin Maître me dit
:] « Pourquoi te tourmentes-tu? Fais ce qui est en ton pouvoir, je
suppléerai à ce qui te manquera au reste. Car je ne demande rien
tant dans ce Sacrement qu'un cœur contrit et humilié, qui, d'une
volonté sincère de ne me plus déplaire, s'accuse sans déguisement
; et pour lors je pardonne sans retardement, et delà il s'ensuit un
parfait amendement. »
Cet
Esprit souverain qui opérait et agissait en moi, indépendamment de
moi-même, avait pris un empire si absolu sur tout mon être
spirituel et même corporel, qu'il n'était plus en mon pouvoir
d'exciter en mon cœur aucun mouvement de joie ou de tristesse que
comme il lui plaisait, non plus que d'occupation à mon esprit qui
n'en pouvait prendre d'autre que celle qu'il lui donnait.
[Cela]
m'a toujours tenue dans une étrange crainte d'être trompée,
quelque assurance que j'aie pu recevoir du contraire, tant de sa part
que des personnes qui me conduisaient, qui étaient mes Supérieures
; ne m'ayant jamais donné de directeur que pour examiner sa conduite
sur moi, leur donnant toute liberté de l'approuver ou désapprouver.
Et ma douleur était qu'au lieu de me retirer de la tromperie où je
croyais d'être effectivement, ils m'y renfonçaient encore plus
avant, tant mes confesseurs que les autres, en me disant de
m'abandonner à la puissance de cet Esprit, et sans réserve m'y
laisser conduire ; et quand même il me rendrait un jouet du démon,
comme je le pensais, il ne fallait pas laisser que de suivre ses
mouvements.
Je
fis donc ma confession annuelle, après laquelle il me semblait me
voir et sentir dépouillée et revêtue en même temps d'une robe
blanche, avec ces paroles : « Voici la robe d'innocence dont je
revêts ton âme, afin que tu ne vives plus que de la vie d'un
Homme-Dieu, c'est-à-dire que tu vives comme ne vivant plus, mais me
laissant vivre en toi. Car je suis ta vie, et tu ne vivras plus qu'en
moi et par moi, qui veux que tu agisses comme n'agissant plus, [que
tu] me laisses agir et opérer en toi et pour toi, me remettant le
soin de tout. Tu ne dois plus avoir de volonté, [ou tu dois être]
comme n'en ayant plus, en me laissant vouloir pour toi en tout et
partout. »
Une
fois cet unique amour de mon âme se présenta à moi portant d'une
main le tableau d'une vie la plus heureuse qu'on se la puisse figurer
pour une âme religieuse, toute dans la paix, les consolations
intérieures et extérieures, une santé parfaite jointe à
l'applaudissement et estime des créatures, et autres choses
plaisantes à la nature. De l'autre main, il portait un autre tableau
d'une vie toute pauvre et abjecte, toujours crucifiée par toutes
sortes d'humiliations, mépris et contradictions ; toujours
souffrante au corps et en l'esprit. [En] me présentant ces deux
tableaux, il me [dit] : « Choisis, ma fille, celui qui t'agréera le
plus, je te ferai les mêmes grâces au choix de l'un comme de
l'autre. »
Je
me prosternai à ses pieds pour l'adorer, e:i lui disant : « O mon
Seigneur, je ne veux rien que vous et le choix que vous ferez pour
moi. » Et après m'avoir beaucoup pressé de choisir : « Vous
m'êtes suffisant, ô mon Dieu ! Faites pour moi ce qui vous
glorifiera le plus, sans nul égard à mes intérêts ni
satisfactions. Contentez-vous, et cela me suffit. » Alors il me dit
qu'avee Madeleine j'avais choisi la meilleure part, qui ne me serait
point ôtée, puisqu'il serait mon héritage pour toujours. Et me
présentant ce tableau de crucifixion. : « Voilà, me dit-il, ce que
je t'ai choisi et qui m'agrée le plus, tant pour l'accomplissement
de mes desseins que pour te rendre conforme à moi. L'autre est une
vie de jouis sance et non de mérites : c'est pour l'éternité. »
J'acceptai donc ce tableau de mort et de crucifixion en baisant la
main qui me le présentait; et quoique la nature en frémît, je
l'embrassai de toute l'affection dont mon cœur était capable, et en
le serrant sur ma poitrine je le sentis si fortement imprimé en moi,
qu'il me semblait n'être plus qu'un composé de tout ce que j'y
avais vu représenté.
Et
je me trouvais tellement changée de disposition, que je ne me
connaissais pas. Mais je laissai le jugement de tout à ma
Supérieure, à laquelle je ne pouvais rien céler ni rien omettre de
tout ce qu'elle m'ordonnait, pourvu que cela me vînt immédiatement
d'elle-même. [Car] cet Esprit qui me possédait me faisait sentir
des répugnances effroyables, lorsqu'elle m'ordonnait quelque chose
et me voulait conduire par le conseil de quelques autres ; parce
qu'il m'avait promis de lui donner toujours les lumières nécessaires
pour me conduire conformément à ses desseins.
Les
plus grandes grâces que [je] recevais de sa bonté, c'était
dans la Sainte Communion et la nuit, surtout celle du jeudi au
vendredi que je recevais des faveurs inexplicables. Il m'avertit donc
une fois que Satan avait demandé de m'éprouver dans le creuset des
contradictions et humiliations, tentations et dérélictions, comme
l'or dans la fournaise, et qu'il lui avait tout permis, à la réserve
de l'impureté ; qu'il ne voulait pas qu'il me donnât jamais aucune
peine là dessus, parce qu'il la haïssait si fort, qu'il ne lui
avait jamais voulu permettre de m'en attaquer dans la moindre chose ;
mais pour toutes les autres tentations, il me fallait être sur mes
gardes, surtout celles d'orgueil, de désespoir et de gourmandise, de
laquelle j'avais plus d'horreur que de la mort. Mais il m'assura que
je ne devais rien craindre, puisqu'il serait comme un fort imprenable
au-dedans de moi-même, qu'il combattrait pour moi et se rendrait le
prix de mes victoires, et qu'il m'environnerait de sa puissance, afin
que je ne succombasse ; mais qu'il me fallait veiller continuellement
sur tout l'extérieur, et qu'il se réservait le soin de l'intérieur.
Je ne tardai guère ensuite d'entendre les menaces de mon
persécuteur. Car s'étant présenté à moi en forme d'un More
épouvantable, les yeux étincelants comme deux charbons et me
grinçant des dents contre, [il] médit: « Maudite que tu es, je
t'attraperai, et si je te peux une fois tenir on ma puissance, je te
ferai bien sentir ce que je sais faire, je te nuirai partout. » Et
quoiqu'il me.fit plusieurs autres menaces, je n'appréhendais
pourtant rien, tant je me sentais fortifiée audedans de moi-même !
Il me semblait même que je n'aurais pas craint toutes les fureurs de
l'Enfer, pour la grande force que je sentais au-dedans de moi-même,
[grâce à] la vertu d'un petit crucifix auquel mon souverain
Libérateur avait donné la force d'éloigner toutes ces fureurs
infernales de moi. Je le portais toujours sur mon cœur, la nuit et
le jour, et j'en ai reçu beaucoup de secours.
L'on
me mit à l'infirmerie. Dieu seul peut connaître ce que j'ai eu à
souffrir, tant de la part de mon naturel prompt et sensible, que
celle des créatures et du démon, lequel me faisait souvent tomber
et rompre tout ce que je tenais entre mes mains, et puis se moquait
de moi, en me riant quelquefois au nez ; «Oh
la lourde! Tu ne feras jamais rien qui vaille; » ce qui
jetait mon esprit dans une tristesse et abattement si grand que je ne
savais que faire. Car souvent il m'ôtait le pouvoir de le dire à
notre Mère, parce que l'obéissance abattait et dissipait toutes
[ses] forces. Une fois il me poussa du haut d'un escalier, tenant une
pleine terrasse de feu, sans qu'il s'en répandit, et [je] me trouvai
au bas, sans m'être fait aucun mal, bien que ceux qui me virent
tomber crurent que je m'étais cassé les jambes; mais je sentis mon
fidèle gardien qui me soutint ; car j'avais le bonheur de jouir
souvent de sa présence, et d'être souvent reprise et corrigée par
lui. Une fois, m'étant voulu mêler de parler d'un mariage d'une
parente, il me fit voir cela si indigne d'une âme religieuse et m'en
reprit si sévèrement, qu'il dit que si je retournais à me mêler
de ces sortes d'intrigues, il me cacherait sa face. Il ne pouvait
souffrir la moindre immodestie ou manquement de respect en la
présence de mon souverain Maître, devant lequel je le voyais
prosterné contre terre, et [il] voulait que j'en fisse de même , ce
que je faisais le plus souvent que je pouvais, et je ne trouvais
point de posture plus douce à mes continuelles souffrances et de
corps et d'esprit, parce qu'elle était la plus conforme à mon
néant, lequel je ne perdais point de vue, m'y sentant toujours
abîmée, soit que je fusse dans la souffrance ou dans la jouissance,
dans laquelle je ne pouvais goûter aucun plaisir.
Car
cette sainteté d'amour me pressait si fort de souffrir pour lui
rendre du retour, que je ne pouvais trouver de plus doux repos que de
sentir mon corps accablé de souffrances, mon esprit dans toutes
sortes de dérélictions et tout mon être dans les humiliations,
mépris et contradictions. [Elles] ne me manquaient pas, par la grâce
de mon Dieu, qui ne pouvait me laisser un moment sans cela ou
au-dedans de moi-même, ou au dehors. Et lorsque ce pain salutaire
diminuait, il m'en fallait chercher d'autres par la mortification ;
et mon naturel sensible et orgueilleux m'en fournissait beaucoup de
matière. [Mon souverain Maître] ne voulait pas que j'en laissasse
perdre une occasion, et, lorsqu'il m'était arrivé de le faire, pour
la grande violence qu'il me fallait faire pour surmonter mes
répugnances, il me le faisait bien payer au.double. Et lorsqu'il
voulait quelque chose de moi, il me pressait si vivement, qu'il
m'était impossible d'y résister, ce qui m'a fait beaucoup souffrir
pour l'avoir souvent voulu faire. Il me prenait par tout ce qui était
le plus opposé à mon naturel et contraire à mes inclinations, à
rebours desquelles il voulait que je marchasse sans cesse.
J'étais
si fort douillette que la moindre saleté me faisait bondir le cœur.
Il me reprit si fortement là-dessus qu'une fois, voulant nettoyer le
vomissement d'une malade, je ne pus me défendre de le faire avec ma
langue et le manger, en lui disant : « Si j'avais mille corps, mille
amours, mille vies, je les immolerais pour vous être asservie. »
[Dès] lors je trouvai tant de délices dans cette action, que
j'aurais voulu en rencontrer tous les jours de pareilles, pour
apprendre à me vaincre et n'avoir que Dieu pour témoin. Mais sa
bonté, à qui seule j'étais redevable de m'avoir donné la force de
me surmonter, [. ne laissa pas de me témoigner le plaisir qu'il y
avait pris. Car la nuit ensuite, si je ne me trompe, il me tint bien
environ deux ou trois heures la bouche collée sur la plaie de son
Sacré-Cœur. Et il me serait bien difficile de pouvoir exprimer ce
que je sentis alors, ni les effets que cette grâce produisit dans
mon âme et dans mon cœur. Mais cela suffit pour faire connaître
les grandes bontés et miséricordes de mon Dieu sur un sujet si
misérable.
Il
ne voulait point diminuer ma sensibilité, ni mes grandes
répugnances, tant pour honorer celles qu'il avait bien voulu
ressentir au jardin des Olives, que pour me fournir des matières de
victoires et d'humiliations. Mais, hélas ! je ne suis pas fidèle et
je tombe souvent : à quoi quelquefois il semblait prendre plaisir,
tant pour confondre mon orgueil, que pour m'établir dans la défiance
de moi-même ; voyant que sans lui je ne pouvais que le mal et faire
de continuelles chutes sans m'en pouvoir relever. Alors ce souverain
bien de mon âme venait à mon secours, et comme un bon Père me
tendait les bras de son amour en me disant : « Tu connais donc bien
que tu ne peux rien sans moi : » ce qui me faisait fondre de
reconnaissance envers son amoureuse bonté. J'étais touchée
jusqu'aux larmes de voir qu'il ne se vengeait de mes péchés et
continuelles infidélités que par des excès d'amour par lesquels il
semblait combattre mes ingratitudes. Il les exposait quelquefois
devant mes yeux, avec la multitude de ses grâces, me mettant dans
l'impuissance de lui parler que par mes larmes, souffrant alors plus
que je ne peux dire. C'est ainsi que ce divin amour se jouait de son
indigne esclave.
Et
une fois que j'avais fait quelque soulèvement de cœur en servant
une malade qui avait la dyssenterie, il m'en
reprit si fortement, que je [me] vis contrainte, pour réparer
cette faute. (La délicatesse du siècle ne saurait supporter le
récit que l'obéissance fait écrire ici à notre Bienheureuse. Il
faut que Notre-Seigneur intervienne lui-même pour l'arrêter dans
l'excès de sa mortification. C'est alors qu'elle continue :) «
O mon Seigneur ! je le fais pour vous plaire, et pour gagner votre
divin Cœur ; j'espère que vous ne me le refuserez pas. Mais vous,
mon Seigneur, que n'avez-vous pas fait pour gagner celui des hommes?
Et cependant ils vous le refusent et vous en chassent bien souvent. »
— «Il est vrai, ma fille, que mon amour m'a fait tout sacrifier
pour eux, sans qu'ils me rendent de retour; mais je veux que tu
supp.lées. Par les mérites de mon Sacré-Cœur, à leur
ingratitude. Je te le veux donner, mon Cœur. Mais auparavant, il
faut que tu te rendes sa victime d'immolation, pour [que], avec son
entremise, tu détournes les châtiments que la divine justice de mon
Père, armé de colère, veut. exercer sur une communauté
religieuse, [qu'il va] reprendre et corriger en son juste courroux. »
Et me la faisant voir à la même heure avec les détauts
particuliers qui l'avaient irrité, et tout ce qu'il me fallait
souffrir pour apaiser sa juste colère, ce fut alors que tout frémit
en moi ; et [je] n'eus pas le courage de me sacrifier. Je dis que
n'étant pas à moi, je ne pouvais le faire sans le-consentement de
l'obéissance, [et] la crainte que j'avais qu'on ne me le fît faire,
me fit négliger de le dire ; mais il me poursuivait sans cesse et ne
me donnait point de repos. Je me fondais en larmes, et me [vis] enfin
contrainte de le dire à ma Supérieure; laquelle voyant ma peine, me
dit de me sacrifier à tout ce qu'il désirait de moi, sans réserve.
Mais,
mon Dieu, ce fut alors que ma peine se redoubla encore plus fort, car
je n'avais point le courage de dire oui, et je résistais toujours.
VI L'IMMOLATION. — LE P. DE LA COLOMBIÈRE.
Mais
la veille de la Présentation, cette divine justice me parut armée
d'une manière si terrible que j'en demeurai tout hors de moi, et ne
pouvant me défendre, il me fut dit comme à saint Paul : « il t'est
bien dur de regimber contre les traits de ma justice; Mais puisque tu
m'as tant fait résistance pour éviter les humiliations qu'il te
conviendra souffrir pour ce sacrifice, je te les donnerai au double;
car je ne te demandais qu'un sacrifice secret, et maintenant je le
veux public et d'une manière et dans un temps hors de tout
raisonnement humain, et accompagné de circonstances si
humililiantes, qu'elles te seront un sujet de confusion pour le reste
de ta vie, et dans toi même et devant les créatures, pour te faire
comprendre ce que c'est que de résister à Dieu. »
Hélas!
Je le compris bien en effet, car jamais je ne me vis en tel état :
en voici quelques petites choses, mais non pas tout. Après donc
l'oraison du soir, je ne pus sortir avec les autres, et je demeurai
au chœur jusqu'au dernier coup du souper dans des pleurs et des
gémissements continuels. Je m'en allai faire collation, car c'était
la veille de la Présentation, et, m'étant traînée à vive force à
la Communauté, je m'y trouvai si fortement pressée de faire ce
sacrifice tout haut, en la manière que Dieu me faisait connaître le
vouloir de moi que je fus contrainte de sortir pour aller trouver ma
Supérieure, qui était malade pour lors. Mais je confesse que
j'étais tellement hors de moi, que je me voyais comme une personne
qui aurait pieds et mains liés et à qui il ne resterait plus rien
de libre en l'intérieur et pour l'extérieur que les larmes que je
versais en abondance, pensant qu'elles étaient la seule expressien
de ce que je souffrais; car je me voyais comme la plus criminelle du
monde, trainée à force de cordes au lieu de mon supplice. Je voyais
cette sainteté de Dieu armée des traits de sa juste colère, prête
à les lancer pour m'abimer, ce me semblait, dans cette gueule béante
de l'enfer que je voyais ouverte, prête à m'engloutir. Je me
sentais brûlée d'un feu dévorant qui me pénétrait jusqu'à la
moelle des os, et tout mon corps [était] dans un tremblement
étrange; et [je] ne pouvais dire autre chose, sinon : « Mon [Dieu],
ayez pitié de moi selon la grandeur de vos miséricordes. » Et tout
le reste du temps, je gémissais sous le poids de ma douleur, sans
pouvoir trouver le moyen de me rendre vers ma Supérieure que sur les
huit heures, qu'une soeur m'ayant trouvée, me conduisit vers elle;
elle fut bien surprise de me voir en cette disposition, laquelle je
ne pouvais pour lors exprimer; mais je croyais, par surcroît de
peine, que l'on la connaissait en me voyant, ce qui n'était pas. Ma
Supérieure qui savait qu'il n'y avait que l'obéissance qui eût
tout pouvoir sur cet esprit qui me tenait en cet état, m'ordonna de
lui dire ma peine; et aussitôt je lui dis le sacrifice que Dieu
voulait que je lui fisse de tout mon être, en présence de la
Communauté, et le sujet pourquoi il me le demandait; lequel je
n'exprimerai point, crainte de blesser la sainte charité, et en même
temps le Cœur de Jésus-Christ, dans lequel cette chère vertu prend
naissance : c'est pourquoi il ne veut point qu'on l'intéresse tant
soit peu sous quel prétexte que ce puisse être. Enfin, ayant fait
et dit ce que mon Souverain désirait de moi, on en parlait et
jugeait diversement; mais je laisse toutes ces circonstances à la
miséricorde de mon Dieu. Et je puis assurer, ce me semble, que je
n'avais jamais tant souffert non pas même quand j'aurais pu
rassembler toutes les souffrances que j'avais eues jusqu'alors et
toutes celles que j'ai eues depuis; et quand toutes ensembles
m'auraient été continuelles jusqu'à sa mort, cela ne me semblerait
pas comparable à ce que j'endurai cette nuit, de laquelle Notre
Seigneur voulut gratifier sa chétive esclave, pour honorer la nuit
douloureuse de sa passion, quoique ce n'en fût qu'un petit
échantillon. L'on me traînait de lieu en lieu avec des confusions
effroyables.
Cette
nuit s'étant donc passée dans les tourments que Dieu connaît et
sans repos, jusqu'environ la sainte messe, il me semble que j'y
entendis ces paroles : « Enfin la paix est faite, et ma sainteté de
justice est satisfaite, par le sacrifice que tu m'as fait, pour
rendre hommage à celui que je fis au moment de mon incarnation dans
le sein de ma Mère; le mérite duquel j'ai voulu joindre [au tienl
et renouveler par celui que tu m'as fait, afin de l'appliquer en
faveur de la charité, comme je te l'ai fait voir. C'est pourquoi tu
ne dois plus rien prétendre en tout ce que tu pourras faire et
souffrir, ni pour accroissement de mérite, pour satisfaction de
pénitence ou autrement, tout étant sacrifié à ma disposition pour
la charité. C'est pourquoi, à mon imitation, tu agiras et
souffriras en silence, sans autre intérêt que la gloire de Dieu
dans l'établissement du règne de mon Sacré-Cœur dans celui des
hommes auxquels je le veux manifester par ton moyen. »
Mon
Souverain [me] donna ces saints enseignements après l'avoir reçu ;
mais il ne me sortit point de mon état souffrant, dans lequel je
sentis une paix inaltérable dans l'acceptation de tout ce que je
souffrais, et qui m'était montré que je devais souffrir jusqu'au
jour du jugement si c'était la volonté de mon Dieu qui ne me fit
plus paraître que comme un objet de contradiction, un égout de
rebut, de mépris et d'humiliation, lesquels je voyais avec plaisir
venir fondre sur moi de toutes parts, et sans recevoir aucune
consolation du ciel ni de la terre. Il semblait que tout conspirait à
m'anéantir. J'étais continuellement interrogée, et le peu de
réponse que l'on tirait de moi comme par force, ne laissait pas de
servir d'instrument pour augmeiter mon supplice. Je ne pouvais ni
manger, ni parler, ni dormir; et tout mon repos et occupation n'était
que de demeurer prosternée devant mon Dieu.. dont la souveraine
grandeur me tenait tout anéantie dans le plus profond abîme de mon
néant, toujours pleurant et gémissant pour lui demander miséricorde
et détourner les traits de sa juste colère.
L'emploi
où j'étais pour lors fournissant de continuelles occupations à mon
corps et à mon esprit, me causait un tourment insupportable;
d'autant que, nonobstant toutes mes peines, mon souverain Maître ne
me permettait pas d'en omettre la moindre, ni [de me] faire dispenser
de rien, non plus que de tous les autres devoirs et observances de
mes règles, dans lesquels je sentais que la force de sa souveraine
puissance me traînait comme une criminelle dans le lieu d'un nouveau
supplice car j'en trouvais en tout lieu, et je me trouvais tellement
engloutie et absorbée dans ma souffrance, que je ne me sentais plus
d'esprit ni de vie que pour voir et sentir ce qui se passait de
douloureux à mon égard, mais tout cela ne me causait pas le moindre
mouvement d'inquiétude ni de chagrin, bien que parmi toutes ces
peines l'on me conduisait toujours par ce qui était le plus opposé
à la .nature immortifiéc et contraire à mes inclinations. L'on
s'aperçut que je ne mangeais pas : l'on m'en fit des réprimandes,
et ma Supérieure et mon confesseur, lesquels m'ordonnèrent de tout
manger ce que l'on me donnerait à table : obéissance qui me
semblait bien au-dessus de mes forces; mais celui qui ne m'en
laissait pas manquer dans le besoin me donna celle de m'y soumettre
et de la faire [sans] excuse ni réplique, bien que je me visse
contrainte d'aller rendre après le repas ce que j'avais pris de
nourriture. Et comme cela dura fort longtemps, il me causa un si
grand dévoiement d'estomac avec beaucoup de douleurs, que je ne
pouvais plus rien garder du peu que je prenais, après que l'on eut
trouvé bon de me changer [l'obéissance] que j'avais en celle de ne
manger que selon que je le pourrais. Et le manger, je l'avoue m'a
causé de rudes tourments depuis ce temps là, allant au réfectoire
comme à un lieu de supplice auquel le péché m'avait condamnée. Et
quelque effort que je me sois fait pour manger indifféremment ce qui
m'était présenté, je ne pouvais me défendre de prendre ce que je
croyais le moindre, comme le plus conforme à ma pauvreté et mon
néant, qui me représentaient continuellement que le pain et l'eau
étant suffisant, tout le reste était superflu.
Et
pour en revenir à cette disposition souffrante qui ne discontinuait
point, et qui s'augmentait toujours par des surcroîts fort sensibles
et humiliants, l'on crut que j'étais possédée ou obsédée et l'on
me jetait force eau bénite dessus avec des signes de croix, [et]
d'autres prières pour chasser le malin esprit. Mais celui dont je me
sentais possédée, bien loin de s'enfuir, me serrait tant plus fort
à lui, en me disant : « J'aime l'eau bénite et je chéris si fort
la croix, que je ne peux m'empêcher de m'unir étroitement à ceux
qui la portent comme moi et pour l'amour de moi. » Ces paroles
rallumèrent tellement dans mon âme le désir de souffrir, que tout
ce que je souffrais ne me semblait qu'une petite goutte d'eau, qui
allumait plutôt la soif insatiable que je sentais, que de la
désaltérer : quoiqu'il me semble pouvoir dire qu'il n'y avait
aucune partie de mon être qui n'eût sa souffrance particulière,
tant l'esprit que le corps ; et cela sans compassion ni consolation,
car le diable me livrait de furieux assauts, et mille fois j'aurais
succombé si je n'avais senti une puissance extraordinaire qui me
soutenait et combattait pour moi, parmi tout ce que je viens de dire.
Enfin ma Supérieure ne sachant plus que faire de moi, me fit
communier pour demander à Notre Seigneur, par obéissance, de me
remettre en ma première disposition. M'étant donc présentée à
lui comme son hostie d'immolation, il me dit. « Oui, ma fille, je
viens à toi comme souverain Sacrificateur, pour te donner une
nouvelle vigueur, afin de t'immoler à de nouveaux supplices. » Ce
qu'il fit, et je [me trouvai toute tellement changée, que je me
sentais comme une esclave à qui l'on vient de redonner la liberté.
Mais cela ne dura guère, car l'on recommença à dire que c'était
le diable qui était l'auteur de tout ce qui se passait en moi, qu'il
me perdrait, si je n'y prenais garde, par ses ruses et illusions Ce
fut ici un terrible coup pour moi qui avais eu toute ma vie crainte
d'être trompée et de tromper les autres sans pourtant le vouloir.
Ce qui me faisait beaucoup pleurer, car je ne pouvais en aucune façon
me retirer de la puissance de cet Esprit souverain qui agissait en
moi; et quelque effort que [je] pusse faire, je ne pouvais l'éloigner
de moi, ni empêcher ses opérations. Car il s'était tellement
emparé de toutes les puissances de mon âme, qu'il me semblait être
dans un abime d'où plus je faisais d'efforts pour sortir, plus je
m'y sentais enfoncée, quoique je me servisse de tous les moyens que
l'on disait; mais c'était en vain. Et je combattais quelquefois si
fort que j'en restais toute épuisée de forces; mais mon Souverain
se jouait de tout cela, et me rassurait si fort, qu'il dissipait
toutes mes craintes au premier abord, me disant ! « Qu'as-tu à
craindre entre les bras du Tout-Puissant? Pourrait-il bien te laisser
périr eu t'abandonnant à tes ennemis, après [que je me suis] rendu
ton père, ton maitre et ton gouverneur dès ta plus tendre jeunesse,
en te donnant de continuelles preuves de l'amoureuse tendresses de
mon divin Cour, dans lequel même j'ai établi ta demeure actuelle et
éternelle? Pour plus grande assurance, dis-moi quelle plus forte
preuve tu souhaites de mon amour, je te la donnerai. Mais pourquoi
combats-tu contre [moi] qui suis ton seul, vrai et unique ami ? »
Ces
reproches de ma défiance me jetèrent dans un si grand regret et
confusion, que je me proposai dès lors de ne jamais rien contribuer
aux épreuves que l'on ferait de l'Esprit qui me conduisait, me
contentant d'accepter humblement et de bon cœur tout ce que l'on me
voudrait faire.
O
mon Seigneur et mon Dieu, qui seul connaissez la peine que je souffre
en accomplissant cette obéissance, et la violence qu'il me faut
faire pour surmonter la répugnance et confusion que je sens en
écrivant tout ceci, accordez-moi la grâce de mourir plutôt que de
mettre aucune chosé que ce qui vient de la vérité de votre Esprit,
et qui vous donnera de la gloire, et à moi de la confusion. Et par
miséricorde, ô mon souverain Bien! qu'il ne soit jamais vu de
personne que de celui que vous voulez qu'il l'examine, afin que cet
écrit ne m'empêche pas de demeurer ensevelie dans un éternel
mépris et oubli des créatures.
O
mon [Dieu]! donnez cette consolation à votre pauvre chétive
esclave. En même temps ma demande reçut cette réponse : «
Abandonne tout à mon bon plaisir et me laisse accomplir mes
desseins, sans te mêler de rien, car j'aurai soin de tout. »
Je
vais donc poursuivre par obéissance, ô mon Dieu ! sans autre
prétention que de vous contenter par cette espèce de martyre que je
souffre en faisant cet écrit dont chaque mot me semble un sacrifice;
mais en puissiez-vous être glorifié éternellement! [Voici] comme
il m'a manifesté sa volonté en cet écrit : c'est que comme je me
suis toujours sentie portée à aimer mon souverain Seigneur pour
l'amour de lui-même, ne voulant ni ne désirant que lui seul, je ne
me suis jamais attachée à ses dons, plus grands qu'ils fussent à
mon égard; et ne les prisais que parce qu'ils venaient de lui; et je
n'y faisais que le moins de réflexions que je pouvais, tâchant de
tout oublier pour ne me souvenir que de lui, hors duquel tout le
reste ne m'est rien. Et quand donc il a fallu accomplir cette
obéissance, je croyais m'être impossible de pouvoir parler de ces
choses passées depuis tant de temps; mais il m'a bien fait voir le
contraire. Car pour me donner facilité, il me fait ressentir sur
chaque article la même disposition dont je parle. C'est ce qui me
convainc qu'il le veut.
Parmi
les peines et craintes que je souffrais, je sentais toujours mon cœur
dans une paix inaltérable; et l'on me fit parler à quelques
personnes de doctrine, lesquelles, bien loin de me rassurer dans ma
voie augmentèrent encore plus mes peines ---'à tant que
Notre-Seigneur renvoya le [père] La Colombière, auquel j'avais
dé---- mon commencement, que mon sou[verain] maître me promit
quelque temps après [m'êtr]e consacrée à lui; qu'il m'enverrait
un --- serviteur, auquel il voulait que je manifestasse selon
l'intelligence qu'il m'en donnerait, tous les trésors et secrets de
son sacré Cœur qu'il m'avait confiés parcequ'il me l'envoyait pour
le rassurer dans sa voie et pour lui départir de grandes grâces
dans son sacré Cœur, qui les répandrait abondamment dans nos
entretiens.
Et
lorsque ce saint homme vint ici, comme il parlait à la Communauté,
j'entendis intérieurement ces paroles : « Voilà celui que je
t'envoie. » Ce que je reconnus bientôt dans la première confession
des quatre-temps; car sans que nous nous fussions jamais vus ni
parlé; il me retint fort longtemps, et me parlait comme s'il eût
compris ce qui se passait en moi. Mais je ne lui voulus faire aucune
ouverture de cœur pour cette fois; et comme il vit que je me
voulais retirer crainte [d'incommoder] la Communauté, il me dit si
j'agréerais qu'il me vint [voir] une autre fois, pour me parler dans
ce même lieu. Mais mon naturel timide qui craignait toutes ces
communications, fit que je lui répondis, que n'étant pas à moi, je
ferais tout ce que l'obéissance m'ordonnerait. Je me retirai après
y avoir demeuré environ une heure et demie. Peu de temps après il
revint, et encore que je connaissais être la volonté de Dieu que je
lui parlasse, je ne laissai pas de sentir des répugnances
effroyables lorsqu'il fallut y aller : ce que je lui dis d'abord.
Mais il me répondit qu'il était bien aise de m'avoir donné
occasion de faire un sacrifice à Dieu. Et alors, sans peine ni façon
je lui ouvris mon cœur et lui découvris le fond de mon âme, tant
le mal que le bien. Sur quoi il me donna de très grandes
consolations, en m'assurant qu'il n'y avait rien à craindre en la
conduite de cet Esprit; d'autant qu'il ne me retirait point de
l'obéissance; que je devais suivre tous ses mouvements en lui
abandonnant tout mon être, pour me sacrifier et immoler son bon
plaisir. Admirant la grande bonté de notre Dieu, de ne s'être point
rebuté parmi tant de résistance, il m'apprit à estimer les dons de
Dieu et à recevoir avec respect et humilité les fréquentes
communications et familiers entretiens dont il me gratifiait, dont je
devais être en de continuelles actions de grâces envers une si
grande bonté. Et comme je lui eût fait entendre que ce souverain de
mon âme me poursuivait de si près, sans exception de temps ni de
lieu, que je ne pouvais prier vocalement à quoi je me faisais de si
grandes violences, que j'en demeurais quelquefois la bouche ouverte
sans pouvoir prononcer aucune parole, surtout en disant le rosaire,
il me dit de ne [le] plus faire et que je me devais contenter de ce
qui m'était d'obligation, y ajoutant le chapelet lorsque je le
pourrais. Et lui ayant dit quelque chose des plus spéciales caresses
d'union d'amour que je recevais de ce Bien-Aimé de mon âme, et que
je ne décris pas ici, il me dit que j'avais grand sujet en tout cela
de m'humilier, et lui d'admirer les grandes miséricordes de Dieu à
mon égard.
Mais
cette bonté infinie ne voulait pas que je reçusse aucune
consolation , sans qu'elle me coûtât bien des humiliations. Cette
communication [m'en] attira un grand nombre, et [le Père] lui-même
eut beaucoup à souffrir à cause de moi. Car l'on disait que je
voulais [le] décevoir par mes illusions, et le tromper omme les
autres, mais cela ne lui faisait nulle peine, et [il] ne laissait pas
de me continuer [son secours] le peu de temps qu'il demeura en cette
ville et toujours. Et je me suis cent fois étonnée comme il ne
m'abandonnait pas aussi lorsque les autres ; car la manière dont je
traitais avec lui aurait rebuté tout autre, bien qu'il n'épargnât
rien pour m'humilier, à mortifier ce qui me faisait un grand
plaisir.
Une
fois qu'il vint dire la sainte messe à notre église, Notre Seigneur
lui fit de très grandes grâces et à moi aussi. Car lorsque je
m'approchai pour le recevoir par la sainte Communion, il me montra
son Sacré-Cœur comme une ardente fournaise, et deux autres [cœurs]
qui s'y allaient unir et abîmer, me disant. « C'est ainsi que mon
pur amour unit ces trois cœurs pour toujours. »
Et
après il me fit entendre que cette union était toute pour la gloire
de son Sacré-Cœur dont il voulait que je découvrisse [au Père]
les trésors afin qu'il en fit connaître et en publiât le prix et
l'utilité; et que pour cela il voulait que nous fussions frère et
sœur, également partagés de biens spirituels. Et lui représentant
là-dessus ma pauvreté et l'inégalité qu'il y avait entre un homme
de si grande vertu, et mérité, et une pauvre chétive pécheresse
comme moi, il me dit : « Les richesses infinies de mon cœur
suppléeront et égaleront tout. [Parle]-lui seulement sans craindre.
» Ce que je fis à notre premier entretien. Et la manière
d'humilité et d'actions de grâces avec laquelle il le reçut, avec
plusieurs autres choses que je lui dis de la part de mon souverain
Maître, en ce qui le concernait me toucha [grandement], et me
profita plus que tous les sermons que j'aurais pu entendre.
Et
comme je lui eus dit que Notre-Seigneur ne me départait ces grâces
qu'afin qu'il fut glorifié dans les âmes auxquelles je les
distribuerais, selon qu'il me ferait connaître le désir, soit de
parole ou d'écrit, sans me mettre en peine de ce que je dirais ou
écrirais, parce qu'il y attacherait l'onction de sa grâce, pour
produire l'effet qu'il en prétendait dans ceux qui le recevraient
bien et que je souffrirais beaucoup dans la résistance que je
faisais d'écrire et de donner certains billets à des personnes dont
il me revenait de grandes humiliations, il m'ordonna que quelque
peine ou humiliation que j'en dusse souffrir, il ne fallait jamais
désister de suivre les saints mouvements de cet Esprit, disant
simplement ce qu'il m'inspirait; [et] lorsque j'aurais écrit, il
fallait présenter à ma Supérieure le billet, et puis en faire ce
qu'elle m'ordonnerait : ce que je faisais. Mais cela m'a bien attiré
des objections de la part des créatures. Il me commanda aussi
d'écrire ce qui se passait en moi, à quoi je sentais une répugnance
mortelle. Car j'écrivais pour obéir, et puis je le brûlais,
croyant que j'avais suffisamment satisfait à l'obéissance. Mais
j'en souffrais beaucoup, et on me donna scrupule et défense de le
plus faire.
VII TESTAMENT. — LA DÉVOTION AU SACRÉ-CŒUR
Une
fois mon souverain Sacrificateur me demanda de faire en sa faveur un
testament par écrit, ou donation entière et sans réserve, comme je
lui avais déjà faite de bouche, de tout ce que je pourrais faire et
souffrir, et de toutes les prières et biens spirituels que l'on
ferait pour moi, soit pendant ma vie, soit après ma mort. [Il] me
fit demander à ma Supérieure si elle voulait servir de notaire en
cet acte, qu'il se chargeait de payer solidement, et que si elle
refusait, je m'adressasse à son serviteur, le Père de La
Colombière.
Mais
ma Supérieure le voulait faire; et l'ayant présenté à cet unique
amour de mon âme, il m'en témoigna un grand agrément, et me dit
que c'était qu'il en voulait disposer selon ses desseins et en
faveur de qui il lui plairait; mais puisque son amour m'avait
dépouillée de tout, il ne voulait plus que j'eusse d'autres
richesses que celles de son SacréCœur. Il [m'en] fit une donation à
l'heure même, me la faisant écrire de mon sang, selon qu'il le
dictait, et puis je la signai sur mon cœur avec un canif [à l'aide]
duquel j'y écrivis son sacré nom de Jésus. Après quoi il me dit
qu'il aurait soin de récompenser au centuple tous les biens que l'on
me ferait, comme faits pour lui-même puisque je n'avais plus rien à
y prétendre; et que, pour celle qui avait dressé ce testament en sa
faveur, il lui voulait donner la même récompense qu'à sainte
Claire de Montefalco, et que pour cela il ajouterait à ses actions
les mérites infinis des siennes, et par l'amour de son Sacré-Cœur,
il lui ferait mériter la même couronne. Ce qui me donna une grande
consolation, parce que je l'aimais beaucoup à cause qu'elle
nourrissait mon âme abondamment du pain délicieux de la
mortification et humiliation, qui était si agréable au goût de mon
souverain Maître, que, pour lui donner ce plaisir, j'aurais voulu
que tout le monde s'en fût mêlé. Aussi mon Dieu me faisait-il
cette grâce que jamais il ne [me] manquait, ma vie s'étant toute
passée parmi les souffrances du corps, par mes fréquentes maladies
et continuelles infirmités. En outre, mon esprit souffrait par des
dérélictions, délaissements, et de voir offenser Dieu, lequel par
sa bonté me soutenait toujours, soit parmi les persécutions,
contradictions et humiliations que je recevais de la part des
créatures, soit dans les tentations de la part du démon, lequel m'a
beaucoup tourmenté et persécuté; et aussi de la part de moi-même
qui ai été le plus cruel ennemi que j'ai eu à combattre,
et le plus difficile à vaincre. Car parmi tout ce que je
viens de dire, on ne laissait pas de me donner de l'occupation et du
travail extérieur [autant] que j'en pouvais porter; [et] ce qui ne
m'était pas une petite peine dans celle que je souffrais, [c'était]
de croire que j'étais en horreur à toutes les créatures, et
qu'elles avaient grande peine à me supporter, en ayant beaucoup à
souffrir de moi-même. Tout cela me donnait une continuelle peine en
conversant avec le prochain, et [je] n'avais d'autre recours ni
remède que l'amour à mon abjection, où je me tenais abîmée avec
grand sujet, car tout me retournait en humiliation, même les
moindres actions.
L'on
ne me regardait que comme une visionnaire, entêtée de ses illusions
et imaginations; et, parmi tout cela, il ne m'était pas permis de
chercher le moindre soulagement ni consolation dans mes peines; car
mon divin Maître me le défendait. Il voulait que je souffrisse tout
en silence, en ayant fait prendre cette devise :
Je
veux tout souffrir sans me plaindre, Puisque mon pur amour m'empêche
de rien [craindre]
Il
voulait que j'attendisse tout de lui; et s'il arrivait que je me
voulusse procurer quelque consolation, il ne me faisait rencontrer
que de la désolation et de nouveaux tourments pour tout soulagement:
ce que j'ai toujours regardé comme une des plus grandes grâces que
mon Dieu m'ait faites, avec celle de ne me pas ôter ce précieux
trésor de la croix, nonobstant le mauvais usage que j'en ai toujours
fait, qui me rendait si indigne d'un si grand bien, pour lequel je me
serais voulu fondre d'amour, de reconnaissance et d'action de grâce
envers mon libérateur.
C'était
dans ces sentiments et parmi les délices de la croix que je disais :
« Que rendrai-je au Seigneur pour les grands biens qu'il m'a faits
? O mon Dieu! quevos bontés sont grandes à mon égard de
vouloir bien me l'aire manger à la table des Saints, et ces mêmes
viandes dont vous les avez substantés : me nourrissant avec
abondance des mets délicieux de vos
favoris et plus fidèles amis, moi qui ne suis qu'une indigne et
misérable pécheresse. »
Aussi
savez-vous bien que sans le Saint Sacrement et la croix je ne
pourrais pas vivre et supporter la longueur de mon exil, dans cette
vallée de larmes où je ne souhaitais jamais la diminution de mes
souffrances. Car, plus mon corps en était accablé, plus mon esprit
sentait de joie et avait de liberté pour s'occuper et s'unir avec
mon Jésus souffrant, n'ayant de plus ardent désir que de me rendre
une véritable et parfaite copie et représentation de mon Jésus
crucifié. Ce qui me réjouissait, c'est quand sa souveraine bonté
employait une multitude d'ouvriers pour travailler selon son gré à
l'accomplissement de cet ouvrage. Mais ce Souverain ne s'éloignait
pas de son indigne victime dont il savait bien la faiblesse et
l'impuissance à tout bien; et quelquefois il me disait : « Je te
fais bien de l'honneur, ma chère fille de me servir d'instruments si
nobles pour te crucifier. Mon Père éternel m'a livré entre les
mains cruelles des impitoyables bourreaux pour me crucifier : et moi,
je me [sers] pour cet effet à ton égard de personnes qui me [sont]
dévouées et consacrées, et au pouvoir desquelles je t'ai livrée,
et pour le salut desquelles je veux que tu m'offres tout ce qu'elles
te [feront] souffrir. » Ce que je faisais de tout mon cœur, en
m'offrant toujours de porter toute la peine du châtiment de
l'offense de Dieu que l'on pourrait faire à mon égard, quoiqu'en
vérité il ne me semblait pas qu'on pût faire aucune injustice en
me faisant souffrir, ne le pouvant autant faire que je le mérite.
Mais j'avoue que je me délecte si fort en parlant du bonheur de
souffrir, qu'il me semble que j'en écrivais des volumes entiers.,
sans pouvoir contenter mon désir. Et mon amour-propre se satisfait
beaucoup en ces sortes de discours.
Une
fois mon Souverain me fit entendre qu'il me voulait retirer dans la
solitude, non dans celle d'un désert comme lui, mais dans celle de
son Sacré-Cœur, où il me voulait honorer de ses plus familiers
entretiens; et que là il me donnerait de nouveaux enseignements de
ses volontés, et me ferait prendre de nouvelles forces pour les
accomplir en combattant courageusement jusqu'à la mort, ayant encore
à soutenir les attaques de plusieurs puissants ennemis; et. que
c'était pourquoi il me demandait que pour honorer son jeûne au
désert, il me fallait jeûner cinquante jours au pain et à l'eau.
Mais l'obéissance ne me l'ayant voulu permettre, crainte de me
rendre singulière, il me fit entendre qu'il aurait autant agréable
si je passais cinquante jours sans boire, pour honorer l'ardente soif
que son sacré [Cœur] avait toujours endurée du salut des pécheurs
et celle qu'il avait soufferte sur l'arbre de la croix. L'on
m'accorda cette pénitence, qui me sembla être plus rude que l'autre
pour la grande altération dont j'étais continuellement tourmentée,
laquelle me donnait nécessité de boire souvent de grandes tasses
d'eau pour me rafraîchir.
Je
souffris pendant ce temps-là de rudes combats de la part du démon,
qui m'attaquait particulièrement sur le désespoir, me faisant voir
qu'une aussi méchanto créature que moi ne devait point prétendre
de part dans le Paradis; puisque je n'en avais déjà point dans
l'amour de mon Dieu, duquel je serais privée pour une éternité.
Cela me faisait verser des torrents de larmes.
D'autrefois
il m'attaquait de vaine gloire, et puis de cette abominable tentation
de gourmandise : me faisant sentir des faims effroyables : et puis il
me représentait tout ce qui est capable de contenter le goût, et
cela dans le temps de mes exercices [spirituels,] ce qui m'était un
tourment étrange. Et cette faim me durait jusqu'à ce que j'entrais
au réfectoire pour prendre ma réfection, dont je me sentais d'abord
dans un dégoût si grand, qu'il me fallait faire une grande violence
pour prendre quelque peu de nourriture. Et d'abord que j'étais
sortie de table, ma faim recommençait plus violente qu'auparavant.
Ma Supérieure à qui je ne cachais rien de ce qui se passait en moi,
pour la grande crainte que j'ai toujours eue d'être trompée,
m'ordonna de lui aller demander à manger lorsque je me sentirais le
plus pressée de la faim ce que je faisais avec des violences
extrêmes, par la grande confusion que je sentais.
Et
au lieu de m'envoyer manger, elle me mortifiait et humiliait
fortement là-dessus, en me disant que je garderais ma faim pour la
contenter lorsque les autres iraient au réfectoire. Après je
demeurais en paix dans ma souffrance. Et on ne me laissa pas achever
cette fois-là ma pénitence du boire; mais après que j'eus obéi
l'on me fit recommencer ; et je passais les cinquante jours sans
boire, et de même je passais les vendredis.
Je
[me] trouvais toujours également contente, soit que l'on m'accordât
ou refusât ce que je demandais; pourvu que j'obéisse, cela me
suffisait.
Mon
persécuteur ne cessait de m'attaquer de toutes parts, à la réserve
de l'impureté, dont mon divin Maître lui avait défendu [de me
tenter], quoiqu'une fois il me fît souffrir des peines épouvantables
et voici comment : C'est que ma Supérieure me dit : « Allez tenir
la place de notre roi devant le Saint Sacrement. »
Et
y étant, je me sentis si fortement attaquée d'abominables
tentations d'impuretés qu'il me semblait être déjà dans l'enfer.
Je soutins cette peine plusieurs heures de suite, et elle me dura
jusqu'à ce que ma Supérieure m'eût levé cette obéissance, en me
disant que je ne me tiendrais plus en la personne de notre Roi,
devant le Saint Sacrement; mais en celle d'une bonne religieuse de la
Visitation. Aussitôt mes peines cessèrent là-dessus. Et [je] me
trouvais noyée dans un déluge de consolations, où mon Souverain me
donna les enseignements de ce qu'il souhaitait de moi. Il voulait que
je fusse dans un continuel acte de sacrifices; et [il me dit] que
pour cela il augmenterait mes sensibilités et mes répugnances, en
telle sorte que je ne ferais rien qu'avec peine et violence, pour me
donner manière de victoire, même dans les choses les plus minces et
indifférentes.
Ce
que je puis assurer avoir toujours éprouvé depuis. [Il ajouta] de
plus, que je ne goûterais plus aucune douceur que dans les amertumes
du Calvaire, et qu'il me ferait trouver un martyre de souffrance dans
tout ce qui pourait composer la joie, le plaisir et la félicité
temporelle des autres. Ce qu'il m'a fait éprouver d'une manière
très sensible, puisque tout ce qui [se] peut nommer plaisir, me
devient un supplice. Car, même dans ces récréations que l'on donne
quelquefois, je souffrais plus que si j'avais été dans l'ardeur de
la plus violente fièvre, quoiqu'il voulût que je [fisse] tout comme
les autres. Ce qui me faisait dire : « O mon souverain bien ! que ce
plaisir m'est cher vendu! » Le réfectoire, le lit me faisaient tant
de peine, que la seule approche me faisait gémir et verser des
larmes. Mais les emplois et le parloir m'étaient du tout
insupportables; et jamais que je me souvienne je n'y suis allée
qu'avec des répugnances que je ne pouvais surmonter qu'avec de
grandes violences : ce qui me faisait souvent mettre à genoux pour
demander à Dieu la force de me vaincre. L'écriture ne m'était pas
moins pénible, non tant de ce que je la faisais à genoux, comme de
l'autre peine que j'y sentais. L'estime, les louanges et les
applaudissements me faisaient plus souffrir que toutes les
humiliations, mépris et abjections n'auraient pu faire aux personnes
les plus vaines et ambitieuses de l'honneur, ce qui me faisait dire
dans les occasions : « O mon Dieu ! Armez plutôt toutes les fureurs
de l'enfer contre moi, que les langues des créatures de vaines
louanges, flatteries, ou applaudissements; que plutôt toutes les
humiliations, douleurs, contradictions et confusions viennent fondre
sur moi. »
Il
m'en donnait une soif insatiable ; quoiqu'il me les fit sentir si
vivement dans les occasions, que je ne pouvais m'empêcher d'en
donner parfois des marques : [et il] m'était insupportable de me
voir si peu humble et mortifiée, que je ne pouvais souffrir sans
qu'on s'en aperçût; et toute ma consolation était de recourir à
l'amour de mon abjection, qui me faisait rendre grâce à mon
Souverain de ce qu'il me faisait paraître telle que j'étais afin de
m'anéantir dans l'estime des créatures. De plus, il voulait que je
reçusse toutes choses comme venant de lui, sans me rien procurer; et
[il me fallait] lui tout abandonner sans disposer de rien ; lui
rendre grâce des souffrances comme de la jouissance; et dans les
occasions les plus douloureuses et humiliantes, penser que cela
m'était dû et encore plus et offrir la peine que je souffrais pour
les personnes qui m'affligeaient; parler toujours de lui avec grand
respect, du prochain avec estime et compassion, et jamais de
moi-même, ou courtement, [ou] avec mépris, sinon, lorsque, pour sa
gloire, il me ferait faire autrement; attribuer toujours tout le bien
à sa souveraine grandeur, et à moi tout le mal; ne chercher aucune
consolation hors de lui, encore fallait-il, lorsqu'il m'en donnerait,
les sacrifier en y renonçant; ne tenir à rien; être vide et
dépouillée de tout; n'aimer rien que lui, en lui et pour lui; ne
regarder que lui en toutes choses et les intérêts de sa gloire dans
un parfait oubli de moi-même. Et quoique [je] devais faire toutes
mes actions pour lui, il voulait qu'en chacune d'icelles, il y eût
toujours quelque chose directement pour son divin cœur. Comme, par
exemple, lorsque j'étais en récréation, il fallait lui donner la
sienne, par les douleurs, humiliations, mortifications et autres dont
il aurait soin de ne me pas laisser manquer, lesquelles je devais
recevoir avec plaisir pour ce sujet.
Et
de même au réfectoire il voulait que je lui sacrifiasse pour sa
régale ce que je pensais être le meilleur, et ainsi de tous mes
autres exercices. De plus il me défendait de ne jamais juger,
accuser, ni condamner que moi-même. Il me donna plusieurs autres
enseignements, et comme leur multitude m'étonnait, il me dit, que je
ne devais rien craindre, d'autant qu'il était un bon maître, aussi
puissant pour faire faire ce qu'il enseignait que savant pour bien
enseigner et gouverner. Aussi puis-je assurer que bon gré ou malgré
les répugnances naturelles il me faisait faire ce qu'il voulait.
Etant
une fois devant le saint Sacrement, un jour de son Octave, je reçus
de mon Dieu des grâces excessives de son amour, et me sentis touchée
du désir de quelque retour, et de lui rendre amour pour amour ; il
me dit: « Tu ne m'en peux rendre un plus grand, qu'en faisant ce que
je t'ai déjà tant de fois demandé » . Alors me découvrant son
divin cœur : « Voilà ce cœur qui a tant aimé les hommes, qu'il
n'a rien épargné jusqu'à s'épuiser et se consommer pour leur
témoigner son amour; et pour reconnaissance, je ne reçois de la
plupart que des ingratitudes, par leurs irrévérences et leurs
sacrilèges, et par les froideurs et les mépris qu'ils ont pour moi
dans ce sacrement d'amour. Mais ce qui m'est encore le plus sensible
est que ce sont des cœurs qui me sont consacrés, qui en usent
ainsi. C'est pour cela que je te demande que le premier vendredi
d'après l'Octave du saint Sacrement soit dédié à une fête
particulière pour honorer mon Cœur, en communiant ce jour-là, et
en lui faisant réparation d'honneur par une amende. honorable, pour
réparer les indignités qu'il a reçues pendant qu'il a été exposé
sur les autels. Je te promets aussi que mon cœur se dilatera pour
répandre avec abondance les influences de son divin amour sur ceux
qui lui rendront cet honneur et qui procureront qu'il lui soit rendu.
» Et répondant à cela que je ne savais comme pouvoir accomplir ce
qu'il désirait de moi depuis tant de temps, il me dit de m'adresser
à son serviteur qu'il m'avait envoyé pour l'accomplissement de ce
dessein. Et l'ayant fait, il m'ordonna de mettre par écrit ce que je
lui avais (dit) touchant le Sacré Cœur de Jésus-Christ, et
plusieurs autres choses qui le regardaient pour la gloire de Dieu,
lequel me fit trouver beaucoup de consolations dans ce saint homme,
tant pour m'apprendre à cor- respondre à ses desseins que pour me
rassurer dans les grandes craintes d'être trompée qui me faisaient
gémir sans cesse. Le Seigneur l'ayant retiré de cette ville pour
l'employer à la conversion des infidèles, je reçus ce coup avec
une entière soumission à la volonté de Dieu, qui me l'avait rendu
si utile dans le peu de temps qu'il avait été ici. Et lorsque
seulement je voulus réfléchir, il me fit d'abord ce reproche : «
Eh quoi ! ne te suffis-je pas, moi qui suis ton principe et ta fin ?
»
Il
ne m'en fallut pas davantage pour lui tout abandonner, puisque
j'étais assurée qu'il aurait soin de me pourvoir de tout ce qui me
serait nécessaire.
VIII PREMIERS HOMMAGES RENDUS AU SACRÉ-CŒUR. SOUFFRANCES ET FAVEURS,
Mais
je ne trouvais encore point de moyen de faire éclore la dévotion du
Sacré-Cœur qui était tout ce que je respirais. Voici la première
occasion que sa bonté m'en fournit. C'est que sainte Marguerite
s'étant trouvée un vendredi, je priai nos Sœurs novices dont
j'avais le soin, pour lors, que tous les petits honneurs qu'elles
avaient dessein de me rendre en faveur de ma fête, elles les fissent
au Sacré-Cœur de Notre-Seigneur JésusChrist. Ce qu'elles firent de
bon cœur, en faisant un petit autel, sur lequel elles mirent une
petite image de papier crayonnée avec une plume, à laquelle nous
tâchâmes de rendre tous les hommages que ce divin Cœur nous
suggéra. Ce qui m'attira, et à elles aussi, beaucoup d'humiliations
et de mortifications, d'autant que l'on m'accusait de vouloir
introduire une dévotion nouvelle.
Toutes
ces souffrances m'étaient une grande consolation, et je ne craignais
rien tant, si non que ce divin Cœur ne fut déshonoré. Car tout ce
que j'en entendais dire, m'était autant de glaives qui me
transperçaient le coeur. L'on me défendit de ne plus mettre aucune
des images de ce sacré-Cœur en évidence, et que tout ce qu'on me
pouvait permettre, c'était de lui rendre quelque honneur secret. Je
ne savais à qui m'adresser dans mon affliction qu'à lui-même,
lequel soutenait toujours mon courage abattu, en me disant sans
cesse: «Ne crains rien, je régnerai, malgré mes ennemis et tous
ceux qui s'y voudront opposer. » Ce qui me consolait beaucoup,
puisque je ne désirais que de le voir régner. Je lui remis donc le
soin de défendre sa cause pendant que je souffrirais en silence.
Mais il s'éleva tant d'autres sortes de persécutions qu'il semblait
que tout l'enfer fut déchaîné contre moi. et que tout conspirait
pour m'anéantir, Cependant je confesse que jamais je ne jouis d'une
plus grande paix au dedans de moi même, ni je n'avais senti tant de
joie que lorsque l'on me menaçait de la prison et que l'on me voulut
faire paraître devant un prince de la terre, comme un jouet de
moquerie et une visionnaire, entêtée par son imagination de ses
vaines illusions. Ce que je ne dis pas pour faire croire que j'ai
beaucoup souffert, mais plutôt pour découvrir les grandes
miséricordes de mon Dieu envers moi, qui n'estimais et ne chérissais
rien tant que la part qu'il me faisait de sa croix, laquelle m'était
un mets si délicieux que jamais je ne m'en ennuyais.
S'il
m'avait été libre de communier souvent, j'aurais eu mon cœur
content; une fois que je le désirais ardemment, mon Divin Maitre se
présenta devant moi, comme j'étais chargée de balayures, il me
dit: « Ma fille, j'ai vu tes gémissements, et les désirs de ton
cœur me sont si agréables, que si je
n'avais pas institué mon divin
Sacrement d'amour, je l'instituerais pour l'amour de toi, pour avoir
le plaisir de loger dans ton âme, et prendre mon repos
d'amour dans ton cœur. » Ce qui me pénétra d'une si vive ardeur,
que j'en sentais mon âme toute transportée et je ne pouvais
m'exprimer que par ces paroles ; « O Amour! O excès de l'amour d'un
Dieu envers une si misérable créature. » Et toute ma vie, cela m'a
servi d'un puissant aiguillon pour m'exciter à la reconnaissance de
ce pur amour.
Une
autre fois, comme j'étais devant le Saint-Sacrement le jour de sa
fête, tout d'un coup il se présenta devant moi une personne toute
en feu, dont les ardeurs me pénétrèrent si fort, qu'il me semblait
que je brûlais avec elle. L'état pitoyable où elle me fit voir
qu'elle était en Purgatoire, me fit verser abondance de larmes. Elle
me dit qu'elle était ce religieux bénédictin qui avait reçu ma
confession une fois, et qu'il m'avait ordonné de faire la sainte
communion en faveur de laquelle Dieu lui avait permis de s'adresser à
moi pour lui donner du soulagement dans ses peines.
[Il]
me demandait, pendant trois mois, tout ce que je pourrais faire et
souffrir ; ce que lui ayant promis, après en avoir demandé la
permission à ma Supérieure, il me dit que le sujet de ses
souffrances, était [d'abord] qu'il avait préféré son propre
intérêt à la gloire de Dieu, par trop d'attache à sa réputation
; le second était le manquement de charité envers ses frères ; et
le troisième le trop d'affection naturelle qu'il avait eue pour les
créatures, et le trop de témoignages qu'il leur en avait donné
dans les entretiens spirituels, ce qui déplaisait beaucoup à Dieu.
Mais
il me serait bien difficile de pouvoir exprimer ce que j'eus à
souffrir pendant ces trois mois. Car il ne me quittait point, et du
côté où il était il me semblait le voir tout en feu, mais avec de
si vives douleurs que j'étais obligée d'en gémir et pleurer
presque continuellement.
Et
ma Supérieur touchée de compassion m'ordonnait de bonnes
pénitences, surtout des disciplines ; car les peines et souffrances
extérieures que l'on me faisait souffrir par charité, soulageaient
beaucoup les autres que cette sainteté d'amour exprimait en moi
comme un petit échantillon de ce qu'elle fait souffrir à ces
pauvres âmes. Et au bout de trois mois, je le vis d'une bien autre
manière: tout comblé de joie et de gloire il s'en allait jouir de
son bonheur éternel ; et, en me remerciant il me dit qu'il me
protégerait devant Dieu.
J'étais
tombée malade, et comme ma souffrance cessa avec la sienne je fus
bientôt guérie.
Mon
Souverain m'ayant fait connaître que lorsqu'il voudrait abandonner
quelqu'une de ces âmes pour lesquelles il voulait que je souffrisse,
il me ferait porter l'état d'une âme reprouvée, en me faisant
sentir la désolation où elle se trouve à l'heure de la mort, je
n'ai jamais rien éprouvé de plus terrible, n'ayant point de termes
pour m'en pouvoir expliquer. Car une fois, comme je travaillais
seule, il fut mis devant moi une religieuse encore vivante alors et
l'on me dit intelligiblement: « Tiens, voilà cette religieuse de
nom seulement, laquelle je suis prêt à vomir de mon cœur, et à
abandonner à elle-même. » En même temps je me sentis saisie d'une
frayeur si grande que m'étant prosternée la face contre terre, j'y
demeurai longtemps, n'en pouvant revenir ; et je m'offris en même
[temps] à la divine justice pour souffrir tout ce qui lui plairait,
afin qu'il ne l'abandonnât pas. Et il me sembla qu'alors, sa juste
colère s'étant tournée contre moi, je me trouvai dans une
effroyable angoisse et désolation de toutes parts ; car je me
sentais un poids accablant sur les épaules. Si je voulais lever les
yeux, je voyais un Dieu irrité contre moi et armé de verges et de
fouets, prêt à fondre .sur moi; d'autre part, il me semblait voir
l'enfer ouvert pour m'engloutir. Tout était révolté et en
confusion dans mon intérieur. Mon ennemi m'assiégeait de toutes
parts par de violentes tentations, surtout de désespoir, et je
fuyais partout celui qui me poursuivait, et aux yeux duquel je ne
pouvais me cacher ; car il n'y a sortes de tourments auxquels je ne
me fusse livrée pour cela. Je souffrais des confusions épouvantables
de ce que je pensais que mes peines étaient connues de tout le
monde. Je ne pouvais même prier,ni m'exprimer de mes peines que par
mes larmes, en disant seulement : « Ah ! qu'il est terrible de
tomber entre les mains d'un Dieu vivant. » Et d'autres fois, me
jetant la face contre terre, je disais : « Frappez, mon Dieu !
coupez, brûlez, consumez tout ce qui vous déplait et n'épargnez ni
mon corps, ni ma vie, ni ma chair, ni mon sang, pourvu que vous
sauviez éternellement mon âme. »
Je
confesse que je n'aurais pas tenu longtemps un état si douloureux,
si son amoureuse miséricorde ne m'avait soutenue sous les rigueurs
de sa justice. Aussi je tombai malade et j'eus peine d'en revenir.
[
Mon Souverain ] m'a fait porter souvent ces dispositions
douloureuses, parmi lesquelles m'ayant une fois montré les
châtiments qu'il voulait exercer sur quelques âmes, je me jetai à
ses pieds sacrés en lui disant :
«
O mon Sauveur ! déchargez sur moi toute votre colère et m'effacez
du livre de vie, plutôt que de perdre ces âmes qui vous ont coûté
si cher. » — Et il me répondit : Mais elles ne t'aiment pas et ne
cesseront de t'affliger. » - « Il n'im porte! mon Dieu, pourvu
qu'elles vous aiment, je ne veux cesser de vous prier de leur
pardonner. » — Laisse-moi faire : je ne les peux souffrir
davantage. » — Et l'embrassant encore plus fortement : « Non, mon
Seigneur, je ne vous quitterai point que vous ne leur ayez pardonné.
» — Et il me disait : « Je le veux bien, si tu veux répondre
pour elles. » — « Oui, mon Dieu ; mais je ne vous paierai
toujours qu'avec vos propres biens qui sont les trésors de votre
Sacré-Cœur. » — C'est de quoi il se tint content.
Et
une autre fois comme l'on travaillait à l'ouvrage commun du chanvre,
je me retirai dans une petite cour proche du Saint-Sacrement, en
faisant mon ouvrage à genoux, je me sentis d'abord toute recueillie
intérieurement et extérieurement, et [ il ] me fut en même temps
représenté l'aimable Cœur de mon adorable Jésus plus brillant
qu'un soleil. Il était au milieu des flammes de son pur amour,
environné de séraphins qui chantaient d'un concert admirable :
L'amour
triomphe, l'amour jouit,
L'amour
du saint Cœur réjouit.
Et
comme ces Esprits bienheureux m'invitèrent de m'unir avec eux dans
les louanges de ce divin [Cœur] , je n'osais pas le faire ; mais ils
m'en reprirent, et me dirent « qu'ils étaient venus afin de
s'associer avec moi pour lui rendre un continuel hommage d'amour,
d'adoration et de louange; et que pour cela ils tiendraient ma place
devant le Très-Saint-Sacrement, afin que je le pusse aimer sans
discontinuation par leur entremise, et que de même ils
participeraient à mon amour, souffrant en ma personne, comme je
jouirais en la leur. » Et ils écrivirent en même temps cette
association dans ce sacré-Cœur, en lettres d'or et du caractère
ineffaçable de l'amour. Et après environ deux ou trois heures que
cela dura, j'en ai ressenti les effets toute ma vie, tant par les
secours que j'en ai reçus, que par les suavités que cela avait
produites, et produisait en moi, qui en restai toute abîmée de
confusion. Je ne les nommai plus, en les priant, que mes divins
associés. Cette grâce me donna tant de désir de la pureté
d'intention et une si haute idée de celle qu'il faut avoir pour
converser avec Dieu, que toute autre chose me paraissait impure pour
ce sujet.
Une
autrefois, comme il y avait une de nos Sœurs dans un,sommeil
léthargique [on était] hors d'espérance de lui pouvoir faire
recevoir les derniers sacrements ; ce qui tenait la communauté dans
une très grande peine, [surtout] notre Mère, laquelle m'ordonna de
promettre à Notre-Seigneur tout ce qu'il lui plairait de faire
connaître et désirer posséder. Je n'eus pas plutôt accompli cette
obéissance que ce Souverain de mon âme me promit que cette sœur ne
mourrait point sans recevoir les grâces que nous lui souhaitions
avec raison, pourvu que je lui promisse trois choses, lesquelles il
voulait absolument de moi: la première, de ne jamais refuser
d'emploi dans la religion; la seconde de ne point refuser d'aller au
parloir; ni d'écrire qui était la troisième. A cette demande, je
confesse que tout mon [être] frémit pour la grande répugnance et
aversion que j'y sentais. Et je répondis : « O mon Seigneur ! vous
me prenez bien par mon faible mais je demanderai permission. » Ma
Supérieure me [la] donna d'abord, quelque peine que je lui en pusse
faire paraître, et il m'en fit faire une promesse en forme de vœu
pour ne m'en pouvoir plus dédire ; mais, hélas ! combien
d'infidélités n'y ai-je pas commises, car il ne m'ôta pas pour
cela la peine que j'y sentais qui a duré toute ma vie, mais la Sœur
reçut ses sacrements.
Pour
faire voir jusqu'où allait mon infidélité parmi toutes ces faveurs
si grandes, je dirai qu'une fois me sentant une ardeur bien grande
d'aller en retraite, et [de] m'y préparer quelques jours avant, [je]
voulus pour la seconde fois graver le saint Nom de Jésus sur mon
cœur. Mais ce fut d'une manière qu'il s'y fit des plaies. L'ayant
dit à ma Supérieure, la veille du [jour] que je devais entrer en
solitude elle me dit qu'elle y voulait faire mettre quelque remède,
crainte qu'il n'y vînt quelque mal dangereux.
Cela
me fit faire mes plaintes à Notre Seigneur : « O mon unique Amour!
Souffrirez vous que d'autres voient le mal que je me suis fait pour
l'amour de vous? N'êtes-vous pas assez puissant pour me guérir,
vous qui êtes le Souverain remède à tous mes maux? » Enfin,
touché de la peine que je sentais de donner connaissance de cela, il
me promit que le lendemain je serais guérie; ce qui fut
effectivement comme il me l'avait promis. Mais ne l'ayant pu dire à
notre Mère, pour ne l'avoir pu rencontrer, elle m'envoya un petit
billet, où elle me disait de montrer mon mal à la Sœur qui me le
donnait, laquelle y remédierait.
Et
comme j'étais guérie, je crus que cela me dispensait de faire cette
obéissance, jusqu'à tant que je l'eusse dit à nôtre Mère,
laquelle j'allai trouver pour cela, lui disant que je n'avais pas
[fait] ce qu'elle m'avait marqué dans le billet d'autant que j'étais
guérie.
Mon
Dieu! combien sévèrement je fus traitée de ce retardement à
l'obéissance, tant de sa part que de celle de mon souverain Maître,
lequel me relégua sous ses pieds sacrés, où je fus environ cinq
jours à ne faire que pleurer ma désobéissance, en lui demandant
pardon par de continuelles pénitences. Et pour ma Supérieure, elle
me traita en ce rencontre sans rémission, suivant que Notre Seigneur
le lui inspirait; car elle me fit perdre la sainte Communion, qui
était le plus rude supplice que je pusse souffrir en la vie.
J'aurais mille fois mieux aimé que l'on m'eut condamnée à la mort.
Et de plus, elle fit montrer mon mal à la Sœur, laquelle [le]
trouvant guéri, n'y voulut rien faire. Mais je ne laissai pas de
recevoir [une] grande confusion et tout cela ne m'était rien, car il
n'y a sorte de tourments que je n'eusse voulu souffrir, par la
douleur que je sentais d'avoir déplu à mon Souverain. Enfin, après
m'avoir fait voir combien lui était déplaisant le moindre petit
manquement d'obéissance dans une âme religieuse, et m'en ayant fait
sentir la peine, il vint lui-même essuyer mes larmes, redonner la
vie à mon âme, les derniers jours de ma retraite. Mais ma douleur
ne finit pas pour cela quelque douceur et caresse qu'il me fit. Ce
m'était assez de penser que je lui avais déplu pour me faire fondre
en larmes, car il me fit tellement [bien comprendre] ce que c'était
que l'obéissance dans une âme religieuse, que je confesse que je ne
l'avais encore point compris jusqu'alors, mais je serais trop longue
à le dire. Et il me dit qu'en punition de ma faute ce Nom sacré
dont la gravure m'avait coûté si cher en mémoire de ce qu'il avait
souffert en prenant ce sacré Nom de Jésus ne paraîtrait point non
plus que les précédentes [gravures], lesquelles auparavant
paraissaient fort bien marquées en différentes manières. Et je
peux dire que je fis une solitude de douleur.
Mes
infirmités étaient si continuelles qu'elles ne me laissaient pas
quatre jours de suite sans que je fusse malade. Une fois comme je
l'étais beaucoup et que l'on ne m'entendait presque pas parler,
notre Mère me vint prouver le matin et me donna un billet, en me
disait de faire ce qu'il contenait; qui était qu'elle avait besoin
de s'assurer si tout ce qui se passait en moi était de l'Esprit de
Dieu, Que si cela était, il me mettrait dans une parfaite santé
pendant cinq mois [sans] que j'eusse besoin de soulagement pendant
tout [ce] temps là. Mais que si au contraire c'était de l'esprit du
démon ou de la nature, je demeurerais toujours dans ces mêmes
dispositions. Il ne se peut dire combien ce billet me fit souffrir,
d'autant que ce qui y était contenu m'avait été manifesté avant
de l'avoir lu. L'on me fit donc sortir de l'infirmerie avec des
paroles telles que Notre-Seigneur les inspirait pour les rendre plus
sensibles et mortifiantes à la nature. Je présentais ce billet à
mon Souverain, lequel n'ignorait pas ce qu'il contenait. Et il me
répondit: « Je te promets, ma fille, que pour preuve du bon Esprit
qui te conduit, je lui aurais bien accordé autant d'années de santé
qu'elle m'a demandé [de mois], et même toutes les autres assurances
qu'elle m'aurait voulu demander, » Et droit à l'élévation du
Saint Sacrement, je sentis, mais très-sensiblement, [que] toutes mes
infirmités m'étaient ôtées à la façon d'une robe, que l'on
m'aurait dévêtue, et laquelle serait demeurée suspendue. Et je me
trouvai dans la même force et santé d'une personne trés robuste,
laquelle depuis longtemps n'aurait été malade. Et [je] passai ainsi
le temps que l'on avait souhaité, après lequel je fus remise dans
les dispositions précédentes.
IX DERNIÈRES ANNÉES. — CHAPELLE DU SACRÉ-CŒUR A PARAY.
Et
comme une fois que j'avais la fièvre, ma Supérieure me fit sortir
de l'infirmerie pour me mettre en solitude, car c'était mon tour,
elle me dit : « Allez, je vous remets au soin de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. Qu'il vous dirige, gouverne et guérisse selon sa
volonté. » Or, quoique cela me surprît un peu, car, pour lors, je
tremblais [de] la fièvre, je m'en allai pourtant bien joyeuse de
faire cette obéissance, tant pour me voir tout abandonnée au soin
de mon bon Maître que pour avoir occasion de souffrir pour son
amour, m'étant indifférent de quelle manière il me fit passer ma
retraite, soit dans la souffrance ou dans la jouissance : « Tout
m'est bon, pourvu qu'il se contente et que je l'aime, cela me suffit,
» disais-je. Mais je ne fus pas plutôt renfermée avec lui seul,
qu'il se présenta à moi, qui m'étais couchée par terre toute
transie de douleur et de froid, d'où il me fit relever en me faisant
mille caresses, et me dit : « Enfin te voilà toute à moi et toute
à mon soin ; c'est pourquoi je veux te rendre en santé à ceux qui
t'ont remise malade entre mes mains. » Et il me redonna une santé
si parfaite, qu'il ne ssmblait point que j'eusse été malade. De
quoi l'on fut fort étonné, et ma Supérieure particulièrement,
laquelle savait ce qui c'étail passé.
Mais
jamais je n'ai fait de solitude parmi tant de joie et de délices, me
croyant dans un paradis pour les continuelles faveurs, caresses et
familiarités avec mon Seigneur Jésus-Christ, sa très-sainte Mère,
mon saint-Ange et mon bienheureux Père Saint François de Sales. Je
ne spécifierai pas ici le détail des grâces singulières que j'en
ai reçues, à cause de la longueur. Seulement, je dirai que mon
aimable Directeur, pour me consoler de la douleur qu'il m'avait faite
de l'effaçure de son sacré et adorable Nom sur mon cœur, après
l'y avoir gravé avec tant de douleurs, voulut lui même l'imprimer
au dedans et l'écrire au dehors, avec le cachet et le burin tout
enflammé de son pur amour, ainsi d'une manière qui me donna mille
fois plus de joie et de consolation, que l'autre ne m'avait causé de
douleur et d'affliction.
Il
ne me manquait que la croix, sans laquelle je ne pouvais vivre ni
goûter déplaisir même céleste ni divin, parce que toutes mes
délices n'étaient que de me voir conforme à mon Jésus souffrant.
Je ne pensais donc qu à exercer sur mon corps toutes les rigueurs
que la liberté où l'on m'avait mise me permettait. Et, en effet, je
lui en fis bien expérimenter, tant pour les pénitences que pour le
vivre et le coucher, m'étant fait un lit de têts de pots cassés,
où je me couchais avec un extrême plaisir, quoique toute la nature
en frémit; mais c'était en vain, car je ne l'écoutais [pas]. Je
voulais faire une certaine pénitence, laquelle me donnait grand
appétit par sa rigueur, pensant par là pouvoir venger sur moi les
injures que Notre-Seigneur reçoit au Très Saint Sacrement, tant par
moi misérable pécheresse, que par tous ceux qui l'y déshonorent.
Mais mon souverain Maître, comme je voulais exécuter ce dessein, me
défendit de passer outre, me disant qu'il me voulait rendre en
santé, à ma Supérieure, laquelle m'avait confiée et remise à ses
soins, et qu'il agréerait plus le sacrifice que je lui ferais de mon
désir que si je l'exécutais, puisque étant esprit il voulait aussi
des sacrifices de l'esprit. Je demeurai contente et soumise.
Allant
une fois à la sainte communion, la sainte hostie me parut
resplendissante comme un soleil dont je pouvais supporter l'éclat;
et Notre-Seigneur au milieu tenant une couronne d'épines, me [la]
mit, sur la tête, un peu après que je l'eus reçue, en me disant :
Reçois, ma fille, cette couronne, en signe de celle qui te sera
bientôt donnée par conformité avec moi. » Je ne compris pas alors
ce que cela voulait dire; mais je le sus bientôt, par les effets qui
s'en suivirent, [savoir] deux terribles coups que je reçus par la
tête en telle sorte qu'il me sembla depuis avoir tout le tour de la
tète entouré de très poignantes épines de douleur, dont les
piqûres ne finiront qu'avec ma vie, dont je rends grâces infinies à
mon Dieu qui fait de si grandes faveurs à sa chétive victime. Mais
hélas! comme je le dis souvent les victimes doivent être
innocentes, et moi je ne suis qu'une criminelle. Je confesse que je
me sens plus redevableà mon Souverain de cette couronne précieuse
que s'il m'avait fait présent de tous les diadèmes des plus grands
monarques de la terre; d'autant plus que personnelle me la peut ôter,
et qu'elle me met souvent dans l'heureuse nécessité de veiller et
de m'entretenir avec cet unique objet de mon amour. Ne pouvant
appuyer ma tête sur le chevet, à l'imitation de mon bon Maître qui
ne pouvait appuyer la sienne adorable sur le lit de la croix, cela me
faisait sentir des joies et consolations inconcevables, quand je me
voyais quelque conformité avec lui; et c'était par cette douleur
qu'il voulait que je demandasse à Dieu son Père, par le mérite de
son couronnement d'épines, auquel j'unissais la mienne, la
conversion des pécheurs, et l'humilité pour ces têtes
orgueilleuses dont l'élévation lui était déplaisante et
injurieuse.
Une
autre fois, dans un temps de carnaval, c'est-à-dire environ cinq
semaines avant le mercredi des Cendres, il se présenta à moi après
la sainte Communion sous la figure d'un Ecce Homo, chargé de sa
croix, tout couvert de plaies et de meurtrissures. Son sang adorable
découlait de toutes parts, disant d'une voix douloureusement triste
: « N'y aura-t-il personne qui ait pitié de moi et qui veuille
compatir et prendre part à ma douleur dans le pitoyable état où
les pécheurs me mettent, surtout à présent...» Et je me
présentais à lui me prosternant à ses pieds avec larmes et
gémissements. [Il] me chargea cette lourde croix sur les épaules,
toute hérissée de pointes de clous ; et me sentant accablée sous
ce poids, je commençai à mieux comprendre la gravité et la malice
du péché, lequel je détestais si fort dans mon [cœur], que
j'aurais mille fois mieux aimé me précipiter dans l'enfer que d'en
commettre un volontairement. « O mauvais péché, dis-je, que tu es
détestable pour l'injure que tu fais à mon souverain Bien ! »
Lequel me fit voir que ce n'était pas assez de porter cette croix,
mais qu'il fallait m'y attacher avec lui, pour lui tenir fidèle
compagnie en participant à ses douleurs, mépris, opprobres et
autres indignités qu'il souffrait. Je m'abandonne d'abord pour tout
ce qu'il désirait faire en moi et de moi, m'y laissant attacher à
son gré, par une maladie qui me fit bientôt sentir les pointes
aiguës de ces clous dont cette croix était hérissée, par de
très-cuisantes douleurs qui n'avaient pour compassion que des mépris
et humiliations, et plusieurs autres suites très pénibles à la
nature. Mais, hélas ! que pourrais-je souffrir qui pût égaler la
grandeur de mes crimes, qui me tiennent continuellement dans un abîme
de confusion, depuis que mon Dieu m'a fait voir l'horrible figure
d'une âme en péché mortel [et] la grièveté du péché qui,
s'attaquant à une bonté infiniment aimable, lui est extrêmement
injurieux. Cette vue me fait plus souffrir que toutes les autres
peines et je voudrais de tout mon cœur avoir commencé à souffrir
toutes celles dues à tous les péchés que j'ai commis, pour me
servir de préservatif et m'empêcher de les commettre, plutôt que
d'avoir été si misérable que de les avoir commis, encore que je
serais assurée même que mon Dieu, par son infinie miséricorde, me
les pardonnerait sans me livrer à ces peines.
Ces
dispositions de souffrances dont j'ai parlé ci-dessus me duraient
ordinairement tout le temps de carnaval jusqu'au mercredi des
Cendres, qu'il semblait que j'étais réduite à l'extrémité sans
que je pusse trouver aucune consolation ni soulagement qui augmentât
encore plus mes souffrances. Et puis, tout d'un coup, je me trouvais
assez de force et de vigueur pour jeûner le carême ; ce que mon
Souverain m'a toujours fait la miséricorde de faire, quoique je me
trouvasse quelquefois accablée de tant de douleurs, qu'il me
semblait souvent qu'en commençant un exercice, je n'y pourrais pas
subsister jusqu'au bout; et puis, de celui-ci, j'en recommençais un
autre avec les mêmes peines, disant : « O mon Dieu ! faites-moi la
grâce de pouvoir aller jusqu'à la fin, » et je rendais grâces à
mon Souverain de quoi il mesurait ainsi mes moments par l'horloge de
ses souffrances pour en faire toutes sonner les heures avec les roues
de ses douleurs.
Quand
il voulait me gratifier de quelque croix
nouvelle, il m'y disposait par une abondance de caresses et de
plaisirs spirituels si grands, qu'il m'aurait été impossible de les
soutenir s'ils avaient duré, et je disais en ce temps
; « O mon unique amour je vous sacrifie tous
ces plaisirs. Gardez-les pour ces âmes saintes, qui vous en
glorifieront, plus que moi, qui ne veux que vous seul, tout nu sur
la Croix, ou je vous veux aimer, vous seul pour l'amour de
vous-même. Otez-moi donc tout le reste, afin
que je vous aime sans mélange d'intérêt ni de plaisir. » Et
c'était quelquefois dans ce temps qu'il prenait plaisir de
contrarier mes désirs, comme un sage et expérimenté directeur, me
faisant jouir lorsque j'aurais voulu souffrir. Mais je confesse que
l'un et l'autre venaient de lui, et que tous les biens qu'il m'a
faits, c'a été par sa pure miséricorde; car, jamais créature ne
lui a tant résisté que moi, tant par mes infidélités que par la
crainte que j'avais d'être trompée. Et cent fois je me suis étonnée
comme il ne m'anéantissait, ou ne m'abîmait par tant de
résistances.
Mais,
quelque grandes que soient mes fautes, cet unique bien de mon âme ne
me prive jamais de sa divine présence, comme il me l'a promis. Mais
il me la rend si terrible lorsque je lui ai déplu en quelque chose,
qu'il n'y a point de tourment qui ne me fût plus doux et auquel je
ne me sacrifiasse plutôt mille fois que de supporter cette divine
présence et paraître devant la sainteté de Dieu, ayant l'âme
souillée de quelque péché.
J'aurais
bien voulu me cacher en ce temps-là, et m'éloigner si j'avais pu,
mais tous mes efforts étaient inutiles, trouvant partout ce que je
fuyais, avec des tourments si effroyables qu'il me semblait être en
purgatoire, puisque tout souffrait en moi, sans nulle consolation, ni
désir d'en chercher, ce qui me faisait dire quelquefois dans ma
douloureuse amertume : « Oh ! qu'il est terrible de tomber entre les
mains du Dieu vivant ! »
Voilà
la manière dont il purifiait mes fautes, lorsque je n'étais pas
assez prompte et fidèle à m'en punir moi-même. Et jamais je ne
recevais aucune grâce particulière de sa bonté, qu'elle ne fût
précédée de ces sortes de tourments ; et après les avoirs reçues
je me sentais jetée et abîmée dans un purgatoire d'humiliation et
de confusion, où je souffrais plus que je ne peux l'exprimer; mais
toujours dans une paix inaltérable, ne me semblant pas que rien
puisse troubler la paix de mon cœur, quoique la partie inférieure
fût souvent agitée, soit pas mes passions, soit pas mon ennemi, qui
faisait tous ses efforts pour cela, n'y ayant rien où il soit plus
puissant et où il gagne tant avec une âme qui est dans le trouble
et l'inquiétude ; il en fait son jouet et la rend incapable d'aucun
bien.
Certifié
véritable, ce 22 juillet 1715, Signé, SŒUR ANNE ÉLISABETH DE L'A
GARDE
Paraphé
par nous, le vingt-deux juillet mil sept cent quinze.
Signé,
DOM DE BANSIÈRE, commisaire.
CHALON,
greffier.
Nous
Protonotaire apostolique, Vicaire général, Archidiacre d'Autun,
avons reconnu comme autographe de la Bienheureuse Marguerite Marie
Alacoque cette Biographie, écrite par elle-même d'après l'ordre de
ses Supérieurs. Elle se compose de soixantequatre pages.
En
foi de ce :
t
Place du sceau de l'évêché.
Paray,
le 26 février 1865.
Signé,
G. BOUANGE, proton, apost Vic. gén. archid.
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